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naville. — hypothèse dans la science

sur l’élément primitif de toute observation extérieure : la perception sensible. Dans un grand nombre de cas, on ne voit distinctement que ce qu’on a supposé. Après avoir fait une supposition juste, on perçoit ce qu’on ne percevait pas auparavant. Des sommités du mont Salève, on peut, au moyen d’un bon télescope, lire l’écriteau d’une auberge à Bonneville[1]. J’ai remarqué, plus d’une fois, que ceux qui tentent cette lecture hésitent assez longtemps ; puis, à un moment donné, lorsqu’ils ont fait la supposition juste, ils discernent très-nettement les lettres dont ils n’avaient eu jusqu’alors qu’une perception confuse. Il serait facile de multiplier ces exemples, et de montrer à quel point la perception varie en raison des suppositions vraies ou fausses faites sur les objets qu’on regarde, ou sur les sons qu’on écoute.

Ces différences relatives aux choses que l’on perçoit existent pareillement quant aux choses que l’on remarque. De Saussure avait considéré avec beaucoup d’attention les blocs erratiques, et continuait à admettre leur transport par les eaux. Un savant moderne, placé sous l’influence de l’hypothèse du transport par les glaciers, ayant le même objet peint sur la rétine que celui qu’avait de Saussure, et doué d’un talent d’observation moindre que lésion, constate sur ces blocs des particularités que le grand naturaliste y voyait sans les remarquer.

L’action de l’hypothèse sur l’observation est si grande qu’en l’absence d’une supposition vraie, ou sous l’influence d’une supposition fausse, on peut tenir un fait sous la main et le méconnaître. Priestley ayant obtenu de l’oxygène à l’état pur le prit momentanément pour de l’acide carbonique. Cette erreur qui étonne les chimistes de nos jours provenait de ce que Priestley était placé sous l’influence de la théorie fausse du phlogistique, à laquelle il demeura toujours attaché. Daguerre, ayant sous les yeux le résultat de l’action du mercure sur des plaques dont il s’était servi pour ses expériences, méconnut la nature du fait, jusqu’à ce que la supposition que c’était le mercure qui produisait l’image s’offrit à sa pensée[2], Les théories de Lavoisier furent plus vite acceptées par les mathématiciens, les physiciens et les astronomes, que par les chimistes. Il faut faire la part des rivalités d’amour-propre chez les savants de la même classe ; mais, cette part faite, il résulte pourtant de cet exemple instructif que les vues justes dans la science ne sont pas en proportion de la masse des faits connus. L’observation ne vaut que dans la mesure où elle est fécondée par la pensée du savant.

  1. Chef-lieu du Faucigny, à 20 kilomètres environ du Salève.
  2. Liebig, Le développement des idées dans les sciences naturelles, page 35.