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l. carrau. — la philosophie de m. g. h. lewes

à plus forte raison sont-ils impuissants à faire surgir un acte de la pensée que l’on déclare étranger par sa nature à la sensation. J’ai beau me figurer des groupements de plus en plus compliqués de vibrations nerveuses ; j’ai beau faire entrer comme facteurs dans le résultat total le milieu biologique, le milieu psychologique, le milieu social tout entiers, et m’interdire de considérer à part un des nombreux éléments nécessaires à l’élaboration des faits psychiques du degré supérieur, je suis toujours obligé de chercher dans un principe actif, indivisible, et se connaissant lui-même, la seule cause d’un acte qui ramène à l’unité rationnelle la multiplicité des données sensibles. Ni la pluralité n’explique l’unité, ni la non-conscience la conscience, ni la sensation ce qui dépasse la sensation.

La théorie de M. Lewes nous paraît également contestable sur la question du langage. Que le langage soit pour la plus grande part dans le développement de la faculté d’abstraire, nous n’y contredisons pas, et nous sommes tout prêt à reconnaître avec M. Lewes que le langage est ainsi la caractéristique de l’homme. Mais nous croyons que la parole est l’effet, non la cause de l’abstraction, effet qui réagit à son tour sur la cause et en rend l’opération plus énergique et plus précise. Nous croyons de plus que le langage n’est pas une conséquence de l’état social, mais qu’il en est la nécessaire condition. C’est parce que tout homme est une intelligence capable de former des abstractions représentées par les signes du langage que la société est possible ; c’est dans l’individu et sa constitution mentale qu’il faut en chercher l’origine et l’explication. Non que la société soit un fait chronologiquement postérieur à l’existence des individus : elle est contemporaine de l’humanité même, et la première famille fut déjà une société ; mais philosophiquement, l’individu doit contenir, au moins en puissance, la raison d’être de la société ; quelques modifications profondes que celle-ci lui fasse subir, elle ne peut que développer en lui des facultés latentes, non lui en donner de nouvelles : autrement, le milieu social lui-même, à l’action duquel on attribue la naissance de ces facultés supérieures, n’eût jamais existé.

S’il en est ainsi, nous refuserons d’admettre, avec M. Lewes, que la moralité humaine ne soit qu’une transformation et une extension de la sympathie. Le vrai fondement de l’ordre social est la notion du juste et du droit. Quelque obscurcie qu’elle puisse être aux époques primitives, il faut pourtant qu’elle soit essentielle à la conscience humaine, puisqu’elle s’est, peu à peu, fait jour à travers les conflits de la force. Nous savons bien qu’on prétend ramener la justice à l’intérêt général, et fonder sur la sympathie l’obligation de travailler