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aux fils primitifs de l’existence objective. Le phénomène chimique est nouveau, nouveau le phénomène vital ; mais la nouveauté ne consiste que dans un groupement spécial de l’ancienne matière et de l’ancienne énergie. De même quand le phénomène psychique émerge du phénomène vital, et le phénomène social du phénomène psychique, il y a groupement nouveau et non introduction de matière nouvelle, ni surtout expulsion de l’ancienne. Le sujet, à quelque point de vue de la réalité qu’on se place, est inséparable de l’objet ; il n’en est séparé qu’idéalement. De même qu’une fleur que l’action du soleil amène à l’existence, incorpore l’énergie du soleil et croît par ce qu’elle lui emprunte, de même l’organisme sensitif incorpore l’énergie du dehors et reproduit tout ce qui l’a produit. »

En résumé, l’objet et le sujet sont un seul et même phénomène, sous des aspects différents. L’un n’est que l’envers de l’autre. En tant que l’objet est défini : ce qui peut tomber sous les prises du sujet, il n’en est pas substantiellement distinct. Mais, d’autre part, on peut concevoir l’objet comme la totalité de l’existence ; en ce cas, il n’est plus seulement l’autre côté du sujet, car cette totalité déborde infiniment le cercle étroit dans lequel se meut la connaissance du sujet ; il est un cercle plus large qui enferme l’objet-sujet.

La position de M. Lewes, entre l’idéalisme et le réalisme vulgaire, est donc celle d’un réalisme raisonné. Il est réaliste, parce qu’il admet que nous percevons les choses telles qu’elles sont, les choses n’étant pour chaque être sentant que ce qu’il perçoit par les sens ; il rejette le réalisme symbolique de Spencer et de Helmholtz qui ne voient dans la perception qu’un symbole d’une réalité inconnue et inconnaissable en soi. — D’autre part, son réalisme est raisonné ; c’est-à-dire que pour lui, cette réalité objective, sentie telle qu’elle existe, n’est pensée qu’à l’aide d’une interprétation rationnelle, et que les conceptions, dont l’enchaînement constitue la science, loin d’être identiques aux perceptions, n’en sont que des expressions algébriques, des signes profondément différents de ce qu’ils signifient. Par là seulement, on s’explique que la science soit à la fois possible et difficile. Si l’objet et le sujet formaient deux mondes séparés sans autres rapports entre eux que des rapports de simple contact, on ne comprendrait pas que l’enchaînement des modifications du dedans pût reproduire et même prévoir celui des phénomènes du dehors. Si l’objet n’était qu’une projection du sujet, pourquoi faudrait-il tant de temps et tant d’efforts pour traduire en termes de la pensée, l’ordre des faits extérieurs ? Dans le réalisme raisonné, la science est possible, car l’objet est tel qu’il est perçu ; et elle est difficile, car la conception, symbole de plusieurs percep-