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n’aura pas été éternel. L’auteur de l’Uchronie lui rouvrira les portes du monde occidental, mais il les rouvrira à un christianisme transformé, débarrassé de tout levain.de fanatisme, comme de toute inclination au despotisme des consciences et à l’unité religieuse. Le christianisme reprend sa place alors parmi les doctrines utiles et salutaires ; mais on ne l’admet dans les sociétés civiles de l’Uchronie que sur le pied de l’égalité avec les autres religions, sans préférence ni privilège, un peu comme les anciens Romains introduisaient dans leur Olympe les Dieux des nations vaincues.

C’est dans l’Occident que M. Renouvier a mis en réserve, comme un dépôt précieux qu’il fallait à la fois protéger contre la grossièreté des barbares et contre l’intolérance du christianisme, tout ce qui était en germe dans l’esprit des républiques antiques, et tout ce que la raison moderne a développé et développe de plus en plus : une religion philosophique, tantôt platonicienne, tantôt stoïcienne, et peu à peu, grâce aux découvertes de la science, plus élevée et plus parfaite encore ; une constitution libérale, d’abord imitée de la république romaine, puis de plus en plus démocratique ; enfin, toutes les vertus de travail, de tolérance, de liberté, qui constituent l’idéal philosophique des sociétés. Grâce à diverses inventions, M. Renouvier a pu feindre qu’entre le monde ancien et le monde moderne il n’y a pas eu de coupure et d’intervalle. Il a économisé à l’histoire le grand retard du moyen-âge, et directement greffé sur la tige de l’empire romain les divers rameaux de l’humanité actuelle. Il relève pour un temps la vieille république de Rome ; puis il la laisse se démembrer en divers états, et, avec la liberté d’un romancier qui supprime tous les obstacles, il conduit rapidement et sans secousse les peuples à la liberté et à la science. Comme un poète dramatique de l’école moderne qui, trouvant un peu longues, un peu traînantes, les grandes pièces classiques du xviie siècle referait en deux actes ce que le premier poète aurait eu quelque peine à renfermer dans cinq actes, l’auteur de l’Uchronie presse et accélère les mouvements trop lents à son gré du progrès réel, et, nous faisant franchir en huit siècles l’espace que l’humanité a mis dix-huit siècles à parcourir, il laisse, au terme de l’ouvrage, les nations d’Europe et d’Amérique dans un état un peu supérieur à l’état réel du xixe siècle, avec des velléités de fédération générale, avec des espérances de paix et d’harmonie universelle.

Il est permis de penser que l’auteur de l’Uchronie a trop facilement raison des Barbares, qu’il en use avec trop de sans-façon à l’égard du christianisme, qu’enfin ses fictions sont disposées quelquefois avec le sans-gêne du romancier plutôt qu’avec la logique du philosophe. Mais si l’on y prend garde, on se convaincra que ces reproches seraient déplacés, étant donné le but de l’ouvrage. S’attarder à discuter la possibilité de pareilles hypothèses, ce serait être dupe d’une illusion analogue à celle qu’il s’agit précisément de combattre ; ce serait accorder quelque nécessité à une histoire qui n’a été écrite que pour montrer qu’il n’y a pas de nécessité. Passons donc sur les invraisemblances inévitables,