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En attribuant à la liberté seule ce qu’il y a d’accidentel et d’indéterminé dans l’histoire, M. Renouvier nous paraît avoir mieux raisonné sur l’Étiologie historique, que ne l’a fait M. Cournot, à qui nous devons cette expression. M. Cournot insiste plus que personne sur la distinction de l’accidentel et du nécessaire, mais, à vrai dire, il nous semble que l’accidentel, tel qu’il l’entend, n’est encore qu’une autre forme du nécessaire. Le hasard, dit-il, est la rencontre de deux séries indépendantes de causes ; mais cette rencontre n’est-elle pas nécessaire elle-même, puisqu’elle est la conséquence de deux causes dont les effets ne concourent que parce que les causes se sont développées nécessairement jusqu’à certaines limites ? La rencontre n’est accidentelle que dans le cas où les actes libres d’une volonté humaine font partie de l’une ou de l’autre des deux séries de causes. En un mot, si l’on veut admettre qu’il y a dans l’histoire quelque chose qui échappe à la fatalité, à la détermination nécessaire, il faut aller jusqu’à la liberté.

L’Uchronie est donc, suivant les expressions mêmes de l’auteur, « une mise en demeure adressée aux partisans nouveaux, sérieux, trop peu résolus peut-être, de la liberté humaine. » Seulement cette mise en demeure serait plus forte, plus efficace encore, si M. Renouvier apportait quelque argument nouveau et positif à l’appui de la thèse du libre arbitre. La liberté n’est que le postulat de son œuvre : ne lui demandez pas de vous la démontrer. Ici, comme dans d’autres écoles, il faut commencer par croire. « La liberté, dit-il formellement, est une croyance ; nous ne sommes pas de ceux qui prétendent la démontrer. » Comme Kant, comme Schopenhauer aussi, M. Renouvier est disposé à rejeter la liberté dans un monde transcendant où il est peut-être difficile de le suivre.

Mais si L’Uchronie n’est pas une preuve du libre arbitre humain, elle en est du moins une affirmation éclatante. C’est la protestation la plus vive que je connaisse contre le fatalisme historique sous ses diverses formes. Au fatalisme un peu triste, fondé sur la faute originelle, et qui a reparu si souvent dans les écoles théologiques sous le nom de prédestination, a succédé de notre temps un fatalisme plus riant, qu’inspire l’idée du progrès nécessaire, et l’attente d’une sorte d’âge d’or à venir. M. Renouvier n’est pas plus indulgent à l’un qu’à l’autre. Comme nous sommes loin avec lui des formules retentissantes et fausses que prodiguait M. Cousin, un grand esprit pourtant ! Là où M. Cousin ne voyait que « l’ordre admirable de l’histoire », M. Renouvier signale de graves écarts, et un cours désordonné que des volontés mieux inspirées auraient pu rectifier. « L’histoire, si elle n’a pas des lois nécessaires, disait encore M. Cousin, est une fantasmagorie insignifiante. » C’est tout le contraire qui est le vrai : l’histoire, pourrait-on répondre, si elle est soumise à des lois nécessaires, est un jeu cruel où nous usons nos forces sans responsabilité et sans profit.

L’hypothèse que M. Renouvier a faite pour l’histoire de l’humanité[1],

  1. La Critique philosophique, 4e année, p. 134.