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une époque très-variable selon les individus, avec le premier souvenir net et persistant d’un état de conscience clairement perçu.

Ce n’est pas la conscience que nous dénions au nouveau-né, mais la conscience du moi. Il est évident qu’il a des sensations, mais il est tout aussi évident qu’il ne les localise pas ; il ne saurait le faire, puisqu’il faut pour cela le concours de plusieurs sens, effet d’un groupement de circonstances qui ne peut avoir lieu chez lui. Sans doute les sensations qui proviennent de deux points différents du corps doivent avoir chacune un caractère spécial ; mais pour apprendre à les distinguer et à les attribuer à un point plutôt qu’à un autre, une longue expérience est indispensable ; la fréquente répétition de ces sensations doit rendre possible leur reproduction subjective associée à l’image de la partie du corps dont elles proviennent. L’enfant ne peut donc arriver que peu à peu à se former une topographie de plus en plus complète de son propre corps et à savoir en distinguer les différentes parties les unes des autres et des objets qui ne lui appartiennent pas. Or, comme toutes les parties de notre corps sont mises en communication entre elles au moyen des centres nerveux, comme ceux-ci reproduisent subjectivement l’image de plusieurs de ces parties ou de leur totalité lorsqu’une seule est excitée, comme enfin cette reproduction est nécessairement la plus fréquente de toutes, le moi prend l’habitude de se considérer comme un individu, comme un tout un et indivisible, et de s’opposer comme tel au non-moi. Dès lors il a la conscience de son moi, mais c’est encore une conscience à bien courte échéance ; pour qu’il ait aussi le sentiment de la continuité de ce moi, il faut que la mémoire soit arrivée à un haut degré de développement, ce qui ne peut avoir lieu que beaucoup plus tard.

Nous ne sommes pas les seuls du reste à donner à la mémoire cette grande importance pour la conscience du moi. M. P. Janet, dans une lettre sur la notion de la personnalité, écrite à propos du cas de Félida X***[1] donne, lui aussi, une importance capitale à la mémoire comme facteur de cette notion ; il cite comme exemple le cas d’une marchande de poissons qui se croyait devenue Marie-Louise, mais qui se souvenait d’avoir été marchande de poissons ; il ajoute ces mots : « Dans ce cas, on voit bien la persistance du moi fondamental dans le changement du moi extérieur. Car c’était bien le même moi évidemment qui croyait être Marie-Louise, et qui se souvenait d’avoir été marchande de poissons. »

C’est donc la mémoire que M. P. Janet pose, comme la condition

  1. Revue scientifique, n° 50, 10 juin 1876, art. Amnésie, par le Dr Azam.