Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, II.djvu/394

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
384
revue philosophique

par des idées qui peuvent n’être que formelles : la conduite, au contraire, obéit à des prescriptions impératives. Si pourtant cet « impératif » avait la même origine que les idées de la Raison pure, si, loin d’être le commandement bref qui saisit à la gorge, il n’empruntait toute sa vertu qu’à mon caprice ; si, en un mot, l’action, au lieu d’échapper à mes prises, n’était qu’une gageure que je tiens avec moi-même : que deviendrait la philosophie critique ? À la place du dogme qu’elle croyait avoir fondé : la certitude prouvée par l’obligation, elle aurait seulement (et il est vrai que le mérite n’est pas médiocre), établi un stoïcisme plus délicat et plus rare que le stoïcisme même de Zenon ; le devoir n’étant plus accepté comme un ordre, ni comme un bien, mais comme un point d’honneur, un serment chevaleresque dont le viol serait pire encore qu’une faute, une félonie. Rester fidèle au devoir sans y croire, fonder la vertu, non plus seulement, comme le faisait Kant, sur le scepticisme spéculatif, mais sur le scepticisme moral lui-même : la pensée peut être subtile, l’acte est le plus généreux qu’imagination humaine ait jamais rêvé. Quant à la philosophie qui en dérive, elle emprunte, à l’acuité de la pensée, comme à la sainte folie de l’acte, une évidente apparence de paradoxe : à toutes ces quintessences, M. Renan ajoute parfois les partis pris de l’expression. Et il ne s’agit encore que de certitudes !

La seconde certitude, pour résumer tout le travail d’idées analysé jusqu’ici, est qu’il y a du divin dans tout le monde, et qu’il se trahit chez la plupart des êtres, par une vague finalité à laquelle ils obéissent obscurément, chez l’homme, par cet héroïsme extravagant, qui est le devoir. Ici comme partout, M. Renan cède à un étrange attrait, qui pourrait être défini tout ensemble une tentation de théologien et de poète. Il ne lui suffit pas que le divin, tel qu’il l’entrevoit, soit ou disséminé dans l’instinct ou concentré dans la conscience : il a besoin, en réaliste qu’il est, de se le figurer, de le nommer, en sorte que ce Dieu qui, à vrai dire, existe seulement d’une façon idéale, dans la multitude des êtres et dans chacun d’eux, il lui crée une existence à part, individuelle. À peu près comme faisait Épicure, qui, frappé de voir les dieux en rêve, supposait que des cerveaux humains se détachent à l’infini des simulacres qui, se condensant au ciel comme une fumée, prêtent un corps à ces fantômes, une réalité à ces ombres. M. Renan va si loin qu’à ce Dieu, qui n’est pas, il accorde des velléités, des intentions : que dis-je ? il se l’imagine comme le « Dieu malin » dont parlait Descartes, et, certes, il faut exister pour faire le mal. De ce que l’instinct est aveugle, et le devoir chimérique, M. Renan conclut que Dieu trompe l’univers. Il ne s’aperçoit pas qu’il vient de prouver l’existence de Dieu sur ce fait même que l’instinct est aveugle et le devoir chimérique. Son imagination, et aussi, je crois, certain besoin de rêver le mal, l’emportent : ce Dieu qui n’a d’autres titres à exister que la cécité même de la vie animale et le désintéressement de la vertu, ce Dieu qui n’est que cela, devient soudain une sorte de démon sournois qui de toute éternité aurait résolu, avec une prescience méphistophélique, une préméditation digne