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lieu ? Âme-Corps ; Corps-Âme ; — n’est-ce point là l’unité ? et peut-on concevoir l’existence de cette unité autrement que dans l’espace ? Le fait est que le professeur Bain semble personnifier ici un simple mot, donnant une existence réelle à une abstraction, et regardant l’union de l’âme et du corps comme une chose distincte des éléments unis. En ce sens, il peut fort bien soutenir que l’union s’effectue sans qu’il soit besoin d’espace. Le néant, en effet, ne réclame pas beaucoup de place pour se dérouler.

Considérons la seconde phrase citée. Le seul mode d’union qui n’implique pas contradiction est, affirme-t-on, une union dans le temps, « ou une unité de position le long du fil continu de la vie consciente. » Je soutiens que ce n’est point là se rendre un compte exact de notre vie, même dans les moins objectifs de ses états de conscience. Je nie que jamais, pendant la moindre fraction de seconde, nous nous sentions vivre seulement dans le temps, sans aucune conscience de la place où notre vie se passe. Il se peut (et cela arrive souvent) que nous fassions peu de cas du sentiment de l’espace, et que nous attachions une importance presque exclusive aux pensées et aux sentiments qui passent, — ce que nous avons coutume d’appeler les aspects subjectifs de notre double existence ; mais la conscience de l’espace, nous l’avons toujours, même dans nos manières d’être les plus abstraites. Nous sentons que nous sommes quelque part, que nos pensées s’écoulent en une sorte de courant réel, même lorsque nous sommes plongés le plus profondément dans la vie silencieuse de la méditation. Dans de pareils moments, je l’avoue, la vie intérieure est beaucoup, et la vie extérieure peu de chose ; mais, pour ce qui regarde l’étendue, la première demande de l’espace, pour déployer son énergie, tout aussi impérativement que la seconde. La conscience de l’espace accompagne l’un des états aussi bien que l’autre, avec autant de réalité, quoique avec moins d’importunité. Il y a toujours plus ou moins de conscience du monde, au fond de nos états le plus purement contemplatifs ; dans nos plus profondes rêveries « le monde matériel » ne « s’efface » jamais ; seulement, il nous frappe moins vivement ; l’Extérieur a cédé la place à l’Intérieur ; mais, même dans nos moments d’absolu recueillement, lorsque nous nous saisissons dans l’acte même, pour ainsi dire, nous trouvons que nous avons distinctement conscience d’une sorte d’activité organique qui ne diffère de nos états les moins subjectifs que par la quantité d’espace qu’elle occupe, et la longueur du temps qu’elle met à se développer. Notre conscience, en de pareils moments, est absolument celle d’un courant de pensée et de sentiment, un courant, non pas dans un sens purement poétique et figuré, mais dans un sens strictement prosaïque et réel. Ayant conscience d’un courant, nous ne pouvons être sans conscience de l’espace. Le monde extérieur matériel, et même beaucoup de notre étendue corporelle, se trouve alors « éclipsé », mais seulement parce que la lumière est tournée ailleurs ; il n’est pas « inabordable à la pensée, » mais inabordé, pour la simple