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n’étaient point sa conscience : la voix était réelle, et l’oreille seule pouvait l’entendre. En proie « à un mal divin », à ces « extravagances démoniaques » dont parle le décret d’accusation, les sens et l’esprit de ce grand halluciné créaient des conceptions délirantes qui, semblables à celles de Jésus ou de Mohammed, ont eu plus d’action sur l’humanité que les graves et doctes enseignements d’un Démocrite ou d’un Épicure. C’est que, dans son ensemble, notre espèce est plus près de la folie que de la raison. Socrate a été le révélateur du dieu de l’Occident.

La frivole croyance aux causes finales, la foi exaltée jusqu’au fanatisme en une constitution téléologique de la nature, voilà ce qui, bien mieux que la connaissance de soi-même, et la prétendue science des définitions, peut servir à caractériser dans Socrate l’adversaire des anciennes traditions de la philosophie grecque. On sait avec quelle amertume le Socrate du Phédon[1] raconte quelle fut sa désillusion lorsque, ouvrant les livres d’Anaxagore, « il vit un homme qui ne faisait aucun usage de l’intelligence, » τῷ μὲν νῷ οὐδὲν χρώμενον, qui ne donnait aucune raison du bel ordre de l’univers, ou plutôt lui donnait pour causes des airs, des éthers, des eaux, et beaucoup d’autres choses aussi absurdes. Il avait d’abord éprouvé une vive joie à l’idée qu’il allait lire dans Anaxagore que « l’Intelligence est la cause de tout, » τὸ τὸν νοῦν εἶναι πάντων αἴτιον. S’il en était ainsi, elle devait avoir ordonné et disposé toutes choses en vue du meilleur et du plus utile, et le but des investigations de l’homme dans la nature devait être de retrouver partout les traces de ce dessein. Après lui avoir dit que la terre est plate ou ronde, Anaxagore aurait dû lui en expliquer la cause et la nécessité en lui prouvant que cette forme était celle qui convenait le mieux à la terre. De même, si Anaxagore lui enseignait qu’elle était au milieu du monde, il fallait qu’il lui montrât que cette place était pour elle la meilleure possible. Bref, les explications de la physique ne devaient tendre qu’à faire connaître ce qui est le mieux pour chaque chose et le bien de toutes en commun. Rien ne montre mieux que la téléologie est d’origine éthique et se résout au fond en anthropomorphisme. L’architecte du monde est une personne intelligente et morale. L’univers est l’œuvre d’une intelligence conçue à la ressemblance de celle de l’homme. Le monde est expliqué par l’homme, et non pas l’homme par le monde. Socrate aperçoit dans les phénomènes naturels une pensée et des actions réfléchies, un plan et des intentions qui se réalisent, selon ce qu’il observe dans sa propre cons-

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