Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, II.djvu/500

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
490
revue philosophique

satisfait de savoir comment se produisent les phénomènes sans prétendre les diriger, qu’il pût aimer la science pour la science, voilà ce que cet homme pratique n’imaginait même pas. En général, il envisage toutes les hautes questions scientifiques avec le bon sens étroit et borné des gens du peuple. Il approuvait l’étude de la géométrie jusqu’à ce qu’on fût capable de a mesurer exactement une terre ; » cela pouvait servir à vendre, acheter, diviser ou labourer des terrains ; pousser cette étude plus loin lui semblait un mal, car il n’en voyait pas « l’utilité. » L’astronomie ne lui paraissait bonne qu’à indiquer les divisions du temps ; mais il tenait pour « inutile, » et même pour sacrilège, l’étude des révolutions des planètes et des étoiles fixes, les spéculations sur leur distance relative et sur les causes de leur formation. La raison véritable qui, selon Socrate, devait détourner les hommes de l’astronomie considérée comme une mécanique céleste, c’est que « ces secrets sont impénétrables aux hommes, et qu’on déplairait aux dieux en voulant sonder les mystères qu’ils n’ont pas voulu nous révéler[1]. » À ses yeux, Anaxagore était un grand fol d’avoir voulu expliquer les mécanismes des dieux, τὰς τῶν θεῶν μηχανάς. Ainsi l’astronomie, la physique, toutes les sciences de la nature, n’importent qu’en tant qu’elles peuvent être appliquées aux arts et métiers. La science pure, les théories abstraites, les hypothèses cosmologiques, bref, ce qu’on a Jusqu’ici appelé la philosophie, Socrate dénonce tout cela comme autant d’entreprises impies contre les dieux ! Si l’homme veut sortir de sa sphère, s’élever au-dessus des connaissances de ses semblables, Socrate lui conseille de s’adonner purement et simplement aux pratiques surnaturelles, à la mantique, à la divination[2] ! On demeure confondu quand on songe que Socrate, contemporain de Démocrite, a été loué pour avoir pensé et parlé de la sorte. Voilà les textes mêmes qu’ont présents à l’esprit tous les historiens de la philosophie qui, depuis Cicéron, redisent à l’envi que Socrate a fait descendre la philosophie du ciel sur la terre, voilà les titres fameux à la reconnaissance du genre humain qui ont fait donner le nom de « père de la philosophie » à ce petit esprit superstitieux, à ce bizarre lunatique, à ce plat philanthrope !

Pour être juste envers Socrate, qui le fut si peu envers tant de grands et profonds esprits, il faut uniquement le considérer comme un homme d’une originalité puissante, surtout comme un réformateur religieux. S’il est vrai de dire qu’il a façonné ses dieux sur le modèle humain en contemplant le mirage des causes finales, il con-

  1. Xenoph., Memor., IV, vii, § 6.
  2. Ibid., § 10. Συνεϐούλευε μαντιϰῆς ἐπιμελεῖθαι.