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d’éternellement stable dans les choses, les sens n’atteignent que les apparences éphémères d’un monde qui fuit et s’écoule comme l’eau d’un fleuve. Aux noumènes on oppose les phénomènes. Or, dit Lange, en faisant un triste retour sur la fortune de ces doctrines, l’homme n’a point de raison, il n’a aucune notion d’une faculté qui, sans le secours des sens, percevrait le général et le suprasensible, il ne saurait connaître quoi que ce soit sans les sensations et les impressions qu’elles laissent dans les centres nerveux. Alors même qu’il soupçonne que l’espace avec ses trois dimensions, le temps avec son présent qui émerge du néant pour y retomber sans fin, ne sont rien de plus que des formes de son entendement, l’homme reconnaît qu’il n’est pas une seule des catégories de la raison qui ne soit l’œuvre de la sensibilité.

C’est chose reçue qu’à Platon on doit opposer Aristote, la spéculation a priori à l’expérience rationnelle. La vérité est que le système "aristotéUcien unit en soi, non sans contradiction, avec l’apparence de l’empirisme tous les défauts de la philosophie de Socrate et de Platon. Lange a emprunté ses principaux arguments au savant ouvrage d’Eucken[1] sur la méthode de l’investigation aristotélique. Nulle part, en effet, les vices de cette méthode ne sont mieux indiqués. Cependant si Aristote n’a guère fait de découvertes dans les sciences de la nature, Eucken l’attribue encore au manque d’instruments, comme si l’histoire ne nous montrait pas que le progrès des sciences dans les temps modernes a commencé, presque en tous les domaines de l’expérience, avec les mêmes moyens que possédaient déjà les anciens. Copernic, dit Lange, n’avait point de télescope ; il osa seulement briser avec l’autorité d’Aristote, et ce fut le pas décisif en astronomie comme dans toutes les autres disciplines de l’esprit humain.

On répète aussi qu’Aristote a été un grand naturaliste : on parle ainsi en songeant au nombre considérable de faits et d’observations naturels qu’on rencontre en ses livres. Mais il ne faut pas oublier que ces livres ne sont rien de plus que les parties d’une vaste encyclopédie du savoir humain à l’époque d’Alexandre. Des milliers de traités et d’observations existaient alors en Grèce sur les sciences de la nature : Aristote se les est appropriés, non pas sans doute à la manière d’un compilateur de basse époque, mais en philosophe de génie qui se sert des principes des sciences particulières pour cons-

  1. Die Methode der aristotelischen Forschung in ihrem Zusammenhang mit den philosophischen Grundprincipien des Aristoteles. (Berlin), V. la savante récension de M. Charles Thurot sur ce livre, dans la Revue critique (7e année, p. 77).