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sciences inductives, s’appellent Socrate, Platon, Aristote. Voilà ce qu’il ne faut jamais oublier. Ce qu’on prend d’ordinaire pour l’âge d’or de la philosophie est proprement le commencement de la scholastique.

Nous avons dit combien dans l’école d’Épicure, la plus fermée, la plus immobile de toutes, l’éthique l’avait emporté sur la physique. De même, quand Gassendi, au xviie siècle, remit eu lumière le système du doux penseur des jardins d’Athènes et l’opposa à celui du Stagirite, ce fut l’éthique qu’il mit encore en avant. On ne peut nier, après tout, qu’elle n’ait été une manière de ferment dans le développement de l’esprit moderne. Mais elle disparaît presque à nos yeux devant l’importance capitale de la physique de Démocrite : transformée de diverses sortes par des hommes comme Descartes, Boyle et Newton, la doctrine des atomes et de l’origine de tous les phénomènes cosmiques par le mouvement de ces atomes est devenue le fond même de toutes les sciences de la nature à notre époque.

Malheureusement l’œuvre du philosophe d’Abdère avait presque toute péri. Ce fut donc chez Épicure, mais surtout chez Lucrèce que, depuis la Renaissance, les peuples modernes ont dû puiser ce qu’ils savent des principes de la théorie atomiste. Lange a consacré un long chapitre au poème didactique de Titus Lucretius Carus Sur la Nature ; il l’analyse avec une sorte de prédilection. Nous ne pouvons le suivre ici, l’œuvre étant dans toutes les mémoires. Nous ne voulons relever qu’un ou deux traits particuliers à Lucrèce dans sa manière de comprendre le matérialisme.

C’est un lieu commun que le peuple le plus ignorant et le plus grossier du monde classique, le plus fermé aux sciences et aux arts, le plus entiché de ses coutumes, de ses institutions, de ses mœurs et de sa religion sans poésie, — le peuple romain, — a été précisément le plus spiritualiste. Ce peuple n’a guère pu entendre que le stoïcisme et l’épicurisme, deux systèmes dont la tendance pratique et la forme dogmatique devaient lui plaire. En tout cas, les matérialistes pratiques étaient fort nombreux à Rome dès le temps de Marins et de Sylla, et il paraît bien que la théorie ne les touchait guère. La haine toute de flamme dont Lucrèce poursuit la religion n’est qu’à lui seul. Certes, délivrer l’homme de la crainte des dieux et des vengeances divines d’outre-tombe était bien aussi pour Épicure la fin de la doctrine matérialiste ; mais, avec quelle sérénité souriante et finement ironique, il s’inclina devant les grandes ombres lumineuses de ces immortels impuissants ! Lucrèce ne montre de sérénité, d’apaisement, de résignation, que devant le cours éternel de la nature, et quand son regard s’abaisse sur les luttes éphémères de l’ambition et de la politique. Cette aversion, ce dédain à l’endroit de l’action en poli-