Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, II.djvu/525

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
515
j. soury. — histoire du matérialisme

Le triomphe du christianisme, c’est-à-dire d’une conception dualiste de l’univers, fut donc l’écueil où non-seulement le matérialisme, mais toute science et toute philosophie vinrent se briser pour des siècles. Rien ne pouvait inspirer plus d’horreur à des chrétiens, dit très-bien Lange, qu’une théorie qui suppose la matière éternelle et la tient pour le seul être de l’univers. Au premier abord, l’islam paraît avoir été plus favorable à la philosophie ancienne. Il y a beaucoup d’illusion dans l’opinion commune à cet égard. Ce qui fait paraître si brillante la civilisation arabe du moyen âge, c’est le contraste avec les lourdes ténèbres où était alors ensevelie l’Europe chrétienne. Les ouvrages de Dozy, d’Amari, de Schack, nous ont édifiés sur les merveilles d’art, d’élégance et de science créées par les Arabes de la Sicile et de l’Espagne. Devant les musulmans de nos jours, qui d’instinct haïssent la science et voient une impiété dans l’investigation de la nature, on se demande si ce sont bien là les descendants de ces rares génies qui trouvaient des théories sur la pesanteur de l’air et sur l’évolution des êtres organisés. Ce qui est vrai, c’est qu’au moyen âge rien n’était plus rare et plus mal accueilli chez les musulmans qu’un naturaliste, un physicien, un astronome. La medresseh était à la mosquée ce que l’école était à l’église. Les croyants, les pieux musulmans, qui dans l’espoir d’être sauvés donnaient leurs biens pour ces fondations, entendaient qu’on n’y enseignât que la parole d’Allah. Dans ces collèges richement dotés, on trouvait des exégètes du Coran, des professeurs de dogmatique, de droit, de grammaire et de rhétorique, — mais rien n’était moins commun qu’un écolâtre voué à l’étude de quelque branche des sciences de la nature. Il faut assez longtemps feuilleter les dictionnaires de biographie arabe avant que d’y rencontrer un naturaliste ou un mathématicien. Alors comme aujourd’hui, le mot science sonnait pour les musulmans comme théologie, grammaire, logique, rhétorique. Le Coran était, au même titre que la Bible, une véritable encyclopédie. Comment la science se serait-elle mieux accommodée du dogme à cette époque qu’aujourd’hui ?

Il est certain que les philosophes arabes se sont bien plus occupés que nos scholastiques des œuvres de science naturelle d’Aristote. Mais on sait que, durant toute la première partie du moyen âge, les chrétiens n’ont pas connu ces écrits du Stagirite, que les Arabes trouvaient à leur portée dans les versions syriaques. En outre, l’orthodoxie musulmane, plus étroite assurément que l’orthodoxie chrétienne, était plus ignorante, moins éveillée, moins savamment organisée : voilà comme on put parler chez les Arabes de l’éternité du monde et de l’unité de la raison. Dieu redevint le moteur immo-