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j. soury. — histoire du matérialisme

être universel existant par soi en dehors de l’homme ? Quelque contraste que l’on rêve entre Aristote et Platon, l’empirisme du premier, grâce à ses contradictions, ramène toujours à l’idéalisme du second. Que dire encore des luttes séculaires des réalistes et des nominalistes sur le principe d’individuation ? En plaçant ce principe dans les individus, Occam est assez d’accord avec l’Aristote pour qui les individus sont des substances, mais il ne l’est guère avec l’Aristote des « substances secondes » et des formes substantielles. Or tel est l’Aristote, je ne dis pas seulement de la scholastique des Arabes et des anciens commentateurs, mais l’Aristote qui paraît être le véritable. Voilà pourquoi le nominalisme, surtout le nominalisme de la seconde période du moyen âge, peut être considéré comme marquant la fin de la scholastique. Une fois libres des entraves du néoplatonisme, et poussés vers la haute mer de l’aristotélisme, les écolâtres de l’Occident virent se dresser de tous côtés comme des écueils les dangers de la doctrine des universaux, c’est-à-dire des mots. Les premiers secours vinrent de la connaissance réelle des écrits du maître qui sortit de la première renaissance du xiiie siècle. L’averroïsme ne fut pas non plus sans exercer une heureuse influence, bien que ce ne soit qu’au point de vue de la libre pensée qu’on puisse voir dans ce système philosophique un précurseur du matérialisme. La philosophie arabe, en effet, abstraction faite de ses tendances naturelles, est essentiellement réaliste au sens de notre moyen âge, c’est-à-dire platonicienne, et son naturalisme même n’est pas exempt de mysticisme. L’averroïsme de Padoue, dont le mouvement s’étendit à toute l’Italie du nord, persista avec l’idolâtrie d’Aristote et tout l’arsenal de la scholastique jusqu’au xviie siècle. Bien que libre penseuse, Padoue bravait, ainsi qu’une « forteresse de la barbarie, » les humanistes et les naturalistes de l’Italie. Pierre Pomponat est le type achevé de ces philosophes qui, grâce à la double vérité, — sorte de tenue des livres en partie double, — conciliaient d’une étrange façon la théologie et la philosophie. « Pomponat, philosophe, ne croit pas à l’immortalité, mais Pomponat, chrétien, y croit. Certaines choses sont vraies théologiquement, qui ne sont pas vraies philosophiquement. Théologiquement, il faut croire que l’invocation des saints et l’application des reliques ont beaucoup d’efficacité dans les maladies ; mais philosophiquement, il faut reconnaître que les os d’un chien mort en auraient tout autant, si on les invoquait avec foi[1]. »

Toutefois, c’est d’un côté où on ne l’aurait pas attendu, de la

  1. E. Renan, Averroès et l’Averroïsme, p. 359-60.