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sens de « faire fuir ». De vicieux à charmant, la transition est donnée par la signification de malicieux ; c’est ainsi qu’en français, dans la langue populaire, on dit : « cet enfant a du vice », pour dire : « il est rusé, spirituel ». De même l’historique du mot apprend que schlecht « bon, juste », pour arriver au sens de mauvais, a passé par ceux de droit, simple, commun, médiocre, vil, mauvais.

L’histoire de ces mots rend compte de leurs transformations de sens. Toutefois le psychologue peut aller plus loin que le philologue et rechercher quelle est la marche de l’esprit dans ce développement. Il s’assurera que ces transformations ne sont qu’un cas particulier d’une loi générale.

Prenons le mot cadran ; les transformations de sens de ce mot donnent lieu à trois observations.

1º Quand il s’est agi de désigner le gnomon, on a considéré un quelconque des caractères de l’objet. Le caractère choisi a été tout à fait secondaire, la forme. C’est qu’en effet, le déterminant qui sert à dénommer l’objet, n’en exprime pas nécessairement la nature intime[1]. Le nom n’est pas créé pour définir la chose, pour la faire connaître en exprimant sa fonction, son essence ; mais seulement pour la désigner, pour en éveiller l’image ; parce que le langage n’exprime point toutes les idées qui sont dans la pensée, mais seulement quelques-unes qui servent à rappeler les autres. Or, pour arriver à ce résultat, on peut se contenter du moindre signe, le plus incomplet, le plus imparfait possible, s’il est établi de quelque manière que ce soit entre les gens qui se parlent entre eux, qu’un rapport existe entre ce signe et la chose signifiée[2].

  1. Par exemple, le carillon est proprement un « groupe de quatre (cloches) » (quadrilionem) ; cahier est un « groupe de quatre (feuillets) » (quaternionem)) une confiture est une préparation » (confectura) ; un soldat est un « homme payé » (soldé) ; un chapelet est une « petite couronne » (chapel, chapeau, couronne) ; un bougeoir est une pièce « arrondie » (bouge) ; des lunettes sont de « petites lunes » etc., etc. Rien dans tous ces mots n’indique étymologiquement les idées essentielles de cloche, de feuillets, de fruits, d’homme de guerre, de grains bénits et consacres, de chandelier, de verres servant à protéger la vue, etc., etc.
  2. Autrement, en effet, le langage serait incompréhensible. Généralement dans la langue familière, où l’on voit nettement agir les forces qui dirigent le langage, on supprime les mots exprimant les déterminés pour ne conserver que les déterminants. Les mots exprimant le tout, le genre, etc., sont sous-entendus, et rendus inutiles par la présence des mots exprimant la partie, l’espèce, etc. On entendra demander dans une épicerie : « un quart de café » « et non un quart de livre de café » ; dans un restaurant : « un pommes » et non : « un befsteack-pommes. » ; dans un bureau d’omnibus : « un numéro Madeleine » et non : « un numéro pour l’omnibus qui va de la Bastille à la Madeleine, etc. » Si les mots qui logiquement paraissent essentiels sont supprimés, c’est que les idées qu’ils expriment sont dans l’esprit des interlocuteurs ; l’énonciation des déterminants suffit à faire reconnaître la nature des déterminés.