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darmesteter. — transformations de sens

2° Une seconde observation, c’est que le substantif commence par être qualificatif[1]. Pour éveiller dans l’esprit l’image de l’objet, il signale à l’attention une seule qualité servant à le désigner. Mais peu à peu, à force de réunir dans la pensée l’image de l’objet et l’épithète qui a servi à le caractériser, l’esprit, par une erreur de raisonnement que les philosophes appellent paralogisme[2], perd de vue la signification restreinte de cette épithète, et il lui attache la représentation totale de l’objet avec sa fonction propre et toutes ses qualités secondaires. C’est alors seulement que le mot, d’adjectif devient substantif. Cadran n’est plus « ce qui a une surface rectangulaire », c’est le gnomon même, avec sa fonction propre’, aussi bien qu’avec sa forme, et ses diverses qualités[3].

Cette transformation de l’adjectif en substantif est importante à noter ; car l’erreur de.raisonnement qui l’a produit est une des forces vives du langage.

3° Si, à présent, il se rencontre un autre objet ayant une qualité quelconque commune avec le premier, ce rapport suffira pour que l’épithète qui avait donné son nom au premier objet devienne celui du second. On invente les horloges et les pendules avec leur surface circulaire portant indication des heures. On rapproche ces surfaces de celles des gnomons. Le caractère, le déterminant commun sera cette fonction de marquer les heures à l’aide de nombres écrits. Le nom de cadran qui ne signifie plus surface carrée, mais surface indiquant les heures (à l’aide d’un style), passera au second objet.


Ce passage présente deux moments. D’abord, les gens qui employaient le mot cadran dans cette nouvelle acception créée par extension, savaient qu’ils faisaient une métaphore. Le mot cadran éveillait à la fois l’image du gnomon et celle du cadran des horloges. Mais peu à peu, par suite de l’habitude, l’esprit oublia la première

  1. Cf. A. Darmesteter, Traité de la formation des mots composés dans la langue française, p. 12 et suiv.
  2. Ce paralogisme est une variante du fameux paralogisme cum hoc ergo propter hoc. Les gelées blanches et la lune rousse se produisent en même temps ; donc la lune rousse est la cause des gelées blanches. La forme rectangulaire et l’indication des heures sont concomitantes dans le gnomon ; donc le mot cadran, qui logiquement désigne et ne désigne que la forme rectangulaire, exprimera l’indication des heures.
  3. Nous assistons actuellement à une transformation du même genre dans un mot populaire de création récente. Un porte-bonheur est encore pour beaucoup de personnes « un (bijou) de bon augure » ; c’est-à-dire que le mot est encore adjectif. Avant peu certainement pour la plupart, s’il ne l’est déjà maintenant pour une classe de gens (ceux qui en font le commerce), le porte-bonheur sera tout simplement un bracelet d’une certaine forme. Porte-bonheur n’exprimera plus une qualité, mais éveillera l’image complète d’un objet. L’adjectif aura disparu devant le substantif.