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avait déjà négligé d’établir, contre les utilitaires, qu’il est impossible par la seule expérience, à l’exclusion de tout principe rationnel, de rendre compte de la notion d’obligation. N’était-ce pas une raison de plus pour rigoureusement assurer le caractère obligatoire de la loi morale, dans l’exposé de la doctrine rationnelle ? C’est là le point essentiel, nous semble-t-il, de toute théorie du devoir, et s’il reste faible, la critique du système empirique restera elle-même imparfaite. Or nous craignons que la formule du devoir, telle qu’elle est exprimée plus haut, ne rende pas compte du fait de l’obligation, et, s’il faut le dire, les commentaires dont elle est suivie ne nous satisfont pas davantage.

Toutes les doctrines, en morale, peuvent être considérées comme des hypothèses proposées pour expliquer le fait incontestable de l’obligation morale ; celle-là seule prévaudra qui en rendra compte. La question peut se poser ainsi : Comment se fait-il qu’un être libre, ou qui se croit tel, se regarde comme obligé d’agir de telle ou telle manière ? La réponse sera nécessairement, à priori : l’obligation ne se comprend que si les actes obligatoires ont une valeur absolue. L’impératif catégorique est inintelligible autrement.

Cette idée est au fond des objections que M. Carrau présente contre la doctrine utilitaire, et, si elle n’est pas exprimée en termes formels, elle l’a visiblement inspiré en plusieurs passages. Mais il semble qu’elle s’obscurcisse quand il en vient à l’exposé de ses principes. Le terme qu’il assigne à l’activité humaine, n’a pas une valeur absolue. Si le devoir est simplement de devenir meilleur, de tendre à une condition relativement bonne, il perd par cela même son principal caractère, il n’apparaît pas comme obligatoire, il cesse d’être véritablement le devoir. — « Il est évident, dit M. Carrau, que l’homme ne peut et ne doit tendre à la perfection que dans les limites de sa nature imparfaite et créée. Ces limites, il les connaît, il ne se croit donc nullement obligé de devenir infini, éternel, ce qui, du reste, impliquerait contradiction dans les termes… Peut-être y aurait-il lieu de faire une distinction. La raison conçoit le parfait en soi avec les attributs de nécessité, d’éternité, d’immutabilité, etc., ceux, en un mot, qu’on appelle dans l’école les attributs métaphysiques. Il est clair qu’en ce sens l’idée du parfait n’a rien d’obligatoire pour l’activité humaine. Mais la raison conçoit aussi le parfait avec les attributs de liberté, de justice, de bonté, etc., c’est-à-dire les attributs moraux, et en ce sens l’idée de perfection est obligatoire, car nous sentons que nous pouvons par notre bonne volonté, et en nous affranchissant des passions, devenir plus libres, meilleurs, plus justes. Et si l’idée de la perfection ou de l’être est, comme j’ai essayé de le montrer, l’idée fondamentale de la raison, il s’ensuit qu’en tant qu’elle est conçue comme obligatoire, elle est la raison pratique, et par là je retrouve, en en modifiant quelque peu la signification, la formule de Kant, que je semblais avoir négligée[1]. »

  1. P. 451, 452.