Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, II.djvu/635

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
625
j. soury. — histoire du matérialisme

corderons qu’il a traversé le matérialisme, mais comme Sainte-Beuve a traversé le romantisme. D’Alembert avait dépassé le point de vue du matérialisme vulgaire, d’un matérialisme qui n’est pas d’ailleurs celui de La Mettrie : il admettait que ce que nous appelons la nature n’est qu’un flux et reflux de vaines apparences sensibles et qu’en dehors de nous il n’y a rien qui réponde réellement à ce que nous croyons apercevoir. Buffon, Grimm, Helvétius inclinent bien vers le matérialisme, mais l’un était trop prudent, l’autre trop diplomate, et le troisième trop superficiel pour développer cette doctrine avec ampleur et conséquence.

Parlons d’abord de l’athée[1], nous parlerons ensuite du plus grand matérialiste de ce siècle, quoique l’Histoire naturelle de l’âme et l’Homme machine de La Mettrie aient précédé de bien des années le Système de la Nature.

Ce livre est tout allemand : la marche didactique de l’exposition, le langage un peu solennel, la rigueur et l’enchaînement des déductions, en font une œuvre austère qui ne pouvait être du goût de tous les Français de la fin du xviiie siècle. Paul Heinrich Dietrich von Holbach, riche baron allemand né en 1723 à Heidelsheim, dans le Palatinat, était venu fort jeune à Paris ; comme Grimm, il était presque devenu Français, mais au contraire de Grimm, il resta Allemand dans sa façon d’écrire et de penser. S’il y a de bonnes pages dans le Système de la Nature, elles sont de Diderot, de Lagrange et de Naigeon. Le baron d’Holbach n’en demeure pas moins l’auteur véritable de ce livre ; s’il n’a pas tout écrit, il a tout conçu et voulu. Il possédait dans des sciences naturelles une foule de connaissances très-réelles ; il avait particulièrement étudié la chimie. Bien qu’elle ne dépasse pas l’hédonisme antique, son éthique est pure et grave : il lui manque la belle harmonie, surtout la sérénité souriante de celle d’Épicure. Ainsi que ses contemporains français, Holbach méconnaît absolument la haute valeur morale et la part d’idéal que contiennent les institutions traditionnelles de l’État et de l’Église : Lange y voit la conséquence du tempérament peu poétique des Français.

Ce qui distingue le Système de la Nature des autres livres matérialistes, c’est la franchise avec laquelle l’idée de Dieu y est attaquée, ruinée, nettement niée. Toute la deuxième partie de l’œuvre, la plus considérable, est consacrée à cette lutte décisive dans l’histoire de la pensée. Presque aucun écrit matérialiste, soit dans l’antiquité, soit aux temps modernes, n’avait osé tirer cette conséquence des

  1. Nous y reviendrons bientôt avec plus de développement dans une publication spéciale.