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prémisses du système ; Lucrèce lui-même, qui a trouvé son génie dans la haine des dieux, et qui avant tout veut délivrer l’homme du joug de la religion, laisse encore, d’accord avec son maître, les vagues fantômes des immortels couler une existence bienheureuse dans quelque province de l’univers. Hobbes est certainement en théorie le philosophe le moins éloigné de l’athéisme qui se puisse imaginer ; dans un État athée il eût fait pendre tout citoyen qui aurait enseigné l’existence de Dieu : en Angleterre il crut tous les articles de foi de l’Église anglicane. Enfin La Mettrie, en dépit de son franc parler, a dissimulé en cette matière son sentiment véritable et ne s’est d’ailleurs occupé que de l’homme. Chez le baron d’Holbach la négation de Dieu est pour la première fois radicale et absolue.

Les chapitres où le baron d’Holbach a prouvé qu’il y a des athées et que l’athéisme est compatible avec la morale sont solides et bien pensés. Il s’appuie ici sur Bayle qui a montré le premier que les hommes n’agissent point d’après leurs principes, mais selon leurs passions et leurs appétits. « Ce ne sont point, a dit Bayle, les opinions générales de l’esprit qui nous déterminent à agir, mais les passions. » Autre question qui ne manque point d’intérêt : un peuple d’athées pourrait-il subsister ? Certes, si le matérialisme français se distingue par quelque caractère bien accusé du matérialisme anglais, c’est par son esprit révolutionnaire, par ses tendances démocratiques, niveleuses, radicales. On ne dira pas que le baron d’Holbach fût moins révolutionnaire que La Mettrie ou Diderot, lui qui était à peu près exclu des salons de l’aristocratie parisienne. En outre, il n’a pas fait comme tant d’autres écrivains, comme Voltaire, par exemple, qui, tout en travaillant de toute leur force à jeter bas ce qui restait debout dans l’État et dans la société, se comportaient en aristocrates, méprisaient les paysans et déclaraient tout net qu’il fallait un Dieu pour les gens du commun, sinon que les rustres cesseraient d’apporter au château leurs redevances. Holbach, cependant, n’a pas hésité à écrire que « l’athéisme n’est point fait pour le vulgaire, ni même pour le plus grand nombre des hommes. »

C’est que l’athéisme, en tant qu’il repose sur la connaissance des lois et des phénomènes naturels, ne peut être le fait de la grande masse des hommes qui n’ont ni le loisir ni le goût d’approfondir cette matière. D’autre part, le Système de la Nature n’indique point aux simples la religion comme un succédané de la philosophie. La multitude paraît d’autant plus à plaindre que la doctrine matérialiste n’a point d’idéal esthétique à lui proposer. En effet, ainsi que l’a noté Lange, le matérialisme, par la négation d’un ordre, d’une intelligence, d’une finalité consciente de l’univers n’est pas seulement