Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, II.djvu/645

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
635
j. soury. — histoire du matérialisme

L’Homme machine est un tout autre livre que l’Histoire naturelle de l’âme. On en parle davantage sans le mieux connaître d’ordinaire ; je le regrette un peu pour La Mettrie, car ce dernier écrit est conçu d’une façon beaucoup plus méthodique. Je regrette aussi qu’un esprit si fin et si délicat que Jules Assézat, d’un jugement si sûr, ait étudié à fond l’Homme machine plutôt que l’Histoire de l’âme. Là, pour hardi qu’il fût, La Mettrie s’entourait encore de certaines précautions, avançait avec prudence et ne dédaignait point les distinctions subtiles de la métaphysique aristotélicienne. Ici, ce n’est plus un ouvrage didactique savamment divisé en chapitres et paragraphes : c’est un fleuve, un torrent d’éloquence ; c’est une arme de polémique, une machine de siège destinée à faire brèche. Il ne s’agit presque plus d’apporter des preuves physiologiques et d’asseoir la nouvelle théorie sur une large base scientifique. Les faits et les hypothèses, les arguments et les déclamations, tout cela roule pêle-mêle comme les eaux d’un fleuve débordé et ne tend qu’à emporter de haute lutte la conviction. Bref, c’est un livre de vulgarisation. « Il ne suffit pas à un sage d’étudier la nature et la vérité, s’écrie avec emphase La Mettrie, il doit oser la dire en face du petit nombre de ceux qui veulent et peuvent penser. » C’est par ces paroles que s’ouvre le livre.

La Mettrie réduit à deux les systèmes des philosophes sur l’âme humaine. Le premier et le plus ancien est le matérialisme ; le second est le spiritualisme. Locke a eu tort de demander si la matière peut penser ; les Leibniziens, avec leurs monades, ont produit une hypothèse inintelligible. Descartes et Malebranche ont admis chez l’homme l’existence de deux substances distinctes, « comme s’ils les avaient vues et bien comptées. » L’expérience et l’observation, telles doivent être nos seuls guides : « elles se trouvent sans nombre dans les fastes des médecins qui ont été philosophes, et non dans les philosophes qui n’ont pas été médecins… Eux seuls, contemplant tranquillement notre âme, l’ont mille fois surprise et dans sa misère et dans sa grandeur, sans plus la mépriser dans l’un de ces états que l’admirer dans l’autre. » C’est donc en médecin, ou, pour parler comme Aristote, en physicien, que La Mettrie rappelle comment, dans les maladies, tantôt l’âme s’éclipse, tantôt redouble d’intensité, si bien que la convalescence d’un sot peut faire un homme d’esprit et l’imbécillité succéder au génie.

La Mettrie, qu’on a si souvent accusé d’ignorance, était l’homme du monde le mieux renseigné sur l’état de la science à son époque : il a étudié dès leur apparition les traités de Willis sur l’anatomie comme ceux de Linné sur la botanique ; il connaît l’importance des