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j. soury. — histoire du matérialisme

dit Du Bois-Reymond, il devance son siècle en indiquant les rapports étroits qui unissent le crime et la folie, et en ne voyant dans certains criminels que des infortunés qu’il faut empêcher de nuire, mais ne pas rendre responsables[1]. » Aussi souhaitait-il qu’il « n’y eût pour juges que d’excellents médecins. » Il faut plaindre les « vicieux » sans les haïr : ce n’étaient à ses yeux que des hommes contrefaits. C’est précisément parce que le crime porte avec soi son châtiment que l’enfer des religions est inutile. La Mettrie n’oublie pourtant pas que la coutume émousse et peut-être étouffe les remords comme les plaisirs. Mais, comme il y a en lui tout le contraire d’un froid théoricien, il s’échappe à dire : « Il y a tant de plaisir à faire du bien, à sentir, à reconnaître celui qu’on reçoit, tant de contentement à pratiquer la vertu, à être doux, humain, tendre, charitable, compatissant et généreux (ce seul mot renferme toutes les vertus) que je tiens pour assez puni quiconque a le malheur de n’être pas né vertueux ! » Le sentiment est plus sincère que chez Rousseau ; mais c’est le même ton. Une autre phrase de l’Homme machine rappelle le Discours de Rousseau couronné en 1750 par l’académie de Dijon : « Nous n’avons pas originairement été faits pour être savants ; c’est peut-être par une espèce d’abus de nos facultés organiques que nous le sommes devenus… La nature nous a tous créés uniquement pour être heureux. »

Comment définir la loi morale naturelle ? La définition commune (ne point faire à autrui, etc.) est insuffisante. Elle remplace un instinct, c’est-à-dire un raisonnement inconscient, par une maxime de morale. La Mettrie fait cette remarque profonde que ce sentiment n’est sans doute qu’une sorte de crainte ou de frayeur aussi salutaire à l’espèce qu’à l’individu. Il nous compare à ces « Ixions du christianisme qui n’aiment Dieu et n’embrassent tant de chimériques vertus que parce qu’ils craignent l’enfer. » Le sentiment dont nous parlons est donc un fait d’ordre biologique ; il a ses racines dans les profondeurs de l’organisme et se vérifie chez les polypes et même chez les plantes comme chez l’homme.

La Mettrie, on l’a dit, était frappé de l’uniformité et de l’unité de plan des organismes, — de l’analogie du règne animal et végétal, de l’homme à la plante. « Peut-être même y a-t-il des plantes animales, c’est-à-dire qui, en végétant, ou se battent comme les polypes, ou font d’autres fonctions propres aux animaux. » Il appelle le développement de l’embryon une « végétation frappante. » Du Bois-Reymond, qui admire fort « les connaissances étendues et profondes » que

  1. Rede, 29-30.