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sciences physiques et naturelles. Il a méconnu l’importance des mathématiques dans l’explication des phénomènes, à l’époque même où Kepler en faisait un usage si fécond. C’est dans la physique telle qu’il la comprenait (et il la comprenait mal), qu’il a pris le type de la science universelle. Il a bien vu que l’observation des faits est la condition de la science ; mais il a pris cette condition pour une cause efficiente, et a suivi sa pensée avec tant d’excès qu’il a cru que l’induction pouvait remplacer le syllogisme. Dans son opposition à la méthode à priori, opposition légitime si elle avait été mesurée, il fait penser au paysan ivre de Martin Luther qui, monté sur un cheval et se sentant pencher d’un côté, se rejette de l’autre, sans pouvoir demeurer en équilibre. Bacon parle bien de « l’hymen de l’esprit et de la nature ; » mais l’impression générale qu’on retire de ses écrits est que, dans cet hymen, la nature seule apporte une dot que l’esprit se borne à recevoir. Bien qu’il donne des règles pour les expériences, ce qui suppose la nécessité des hypothèses, sa pensée fondamentale est que l’observation est tout, et que pour trouver les lois de la nature il suffit de bien constater les faits. Cette conception de la méthode, en passant par l’intermédiaire de Locke, arriva à son développement extrême dans l’œuvre de Condillac. Condillac, dans une note de sa Logique[1], rappelle qu’on lui a enseigné au collège la théorie du syllogisme, et il se borne à ajouter : « Nous ne ferons aucun usage de tout cela. » Il affirme ailleurs dans le même ouvrage[2], que l’analyse est l’unique méthode pour acquérir des connaissances, et voici comment il développe sa pensée : Si vous regardez la campagne depuis la fenêtre d’un château, le paysage entier est peint sur votre rétine. Comment arrivez-vous à le connaître ? Par l’examen successif de toutes ses parties. C’est là la méthode unique de la science. Notre âme reçoit les sensations qui lui viennent du dehors, et nous ne savons absolument rien que ce que nous pouvons apprendre par l’analyse de ces sensations. Telle est la méthode à posteriori qui forme le caractère spécial de l’empirisme. L’âme humaine y est considérée comme une capacité passive ; c’est à l’origine, selon l’expression connue de Locke, une table rase sur laquelle tout vient se déposer par l’effet de l’expérience[3] ; c’est une page blanche sur laquelle tous les caractères viennent s’inscrire par une action purement extérieure.

L’empirisme ne résiste pas à l’examen mieux que le rationalisme. Les partisans de cette méthode sont les victimes d’une illusion con

  1. Partie i, chapitre 7.
  2. Partie i, chapitre 2.
  3. Essai philosophique concernant l’entendement humain. Livre ii, chap. 4.