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naville. — hypothèse dans la science

sion des perceptions, les idées du nombre et de la forme paraissent dans l’intelligence. Ces idées se séparent, par une abstraction naturelle, des perceptions sensibles, et deviennent ainsi les idées pures de la série des nombres et des formes géométriques. La raison nous fournit des axiomes, l’intelligence les lois du raisonnement ; mais ni les propriétés des nombres, ni les propriétés des figures ne se présentent à l’esprit sans un acte spontané qui les suppose. Une proposition nouvelle traverse la pensée d’un géomètre qui l’énonce ; que fait-on avant de l’accepter comme vraie ? « On la soumet à l’épreuve « du raisonnement en partant de vérités incontestables déjà connues ; la certitude ressort de l’identité du résultat auquel arrivent nécessairement tous les esprits droits habitués aux raisonnements « mathématiques[1]. » Quel est le premier savant qui a conçu la propriété que dans toute proportion le produit des extrêmes est égal à celui des moyens ? je ne sais ; mais il est certain que cette vérité a d’abord existé dans son esprit sous la forme d’une supposition à vérifier. Il est presque superflu de remarquer que la constatation expérimentale de cette propriété, dans un certain nombre de cas, ne constitue pas sa démonstration à titre de vérité universelle. On soupçonne que certaines observations faites sur les nombres ont pu mettre Pythagore sur la voie du théorème du carré de l’hypoténuse, mais il n’a pu trouver là que des indices ; et la tradition qui parle d’une hécatombe qu’il sacrifia aux dieux en reconnaissance de sa découverte, symbolise, sous une forme vive, le sentiment qu’il éprouva d’une vérité donnée à son intelligence, et qui n’était le résultat nécessaire ni de ses observations, ni de ses raisonnements.

La découverte du calcul infinitésimal avait été préparée par le développement antérieur des mathématiques, notamment par le calcul de Barrow et par celui de Wallis ; mais il fallut pour la réaliser une hypothèse du génie, une vue produite par la spontanéité propre d’esprits individuels. Montucla en fait la remarque en ces termes : « Voilà le passage du calcul de Barrow et de celui de Wallis au calcul différentiel ; mais quoiqu’il y eut aussi peu à faire pour passer de l’un à l’autre, il y aurait une grande injustice à vouloir priver Leibniz de l’honneur de cette invention, puisque tant de géomètres avaient vu les livres de Barrow et de Wallis, les avaient médités, et n’avaient pas été plus loin. Le génie consiste dans cette heureuse fécondité de vues et d’expédients, qui paraissent après coup simples et faciles, mais qui échappent néan-

  1. Chevreul, Lettres adressées à M. Villemain, page 248.