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II

La philosophie première selon Bacon.

Bacon a les mots de toutes les grandes idées ; mais il lui arrive plus qu’à nul autre de n’avoir que très-incomplétement les idées de certains mots. Sous les plis abondants de sa large phrase, il y a des vides. Tantôt la pensée s’arrête en chemin, tantôt elle est contredite par une autre pensée que n’avait pas embrassée le premier coup d’œil.

Personne, pas même Aristote, n’a mieux fait ressortir que Bacon la nécessite de rattacher les sciences diverses à une science principale qui soit la mère commune de toutes ces filles, le tronc unique d’où sortent toutes ces branches. Il compare cette première philosophie aux tours élevées sur lesquelles il faut monter pour découvrir au loin les parties reculées de chaque science particulière, que n’aperçoivent pas ceux qui restent en bas. « Prospectationes fiunt e turribus aut locis præaltis, et impossibile est, ut quis exploret remotiores interioresque scientiæ alicujus partes, si stet super piano ejusdem scientiææ, neque altioris scientiæ veluti speculam conscendat[1] »

Rien de mieux. Mais quelle est cette haute science, cette philosophie première, et en quoi consiste-t-elle ? Des images, justes d’ailleurs, ne manquent pas à Bacon pour l’expliquer : « Comme les sciences particulières ne sont point semblables à des lignes différentes qui aboutissent à un même angle, mais plutôt aux branches d’un arbre qui se réunissent sur un seul tronc, lequel jusqu’à une certaine hauteur reste un et continu avant de se partager en rameaux, il est nécessaire… de constituer une science unique, universelle, qui soit la mère des autres et qui, au point de vue du développement des connaissances, soit considérée comme un commencement de route commune aux diverses sciences, jusqu’à ce qu’elles se séparent et se ramifient en embranchements distincts. Telle est la science que nous décorons du nom de philosophie première ou même de sagesse, et qu’autrefois on appelait la science des choses divines et humaines… Or cette science, je ne sais trop si elle doit être comptée parmi les choses qui manquent ; cependant je crois devoir l’y ranger. Je trouve bien en effet une sorte de fatras, un amas confus de débris empruntés à la théologie naturelle, à la

  1. De Augmentis scientiarum, lib. I, édit. Bouillet, t. I, p. 70.