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prêtant rationnellement les événements qui, malgré des apparences de désordre et de confusion, se succèdent en réalité selon des lois fixes et régulières, établissant des liaisons entre les faits qui doivent coexister et qui coexistent en effet sous tel ou tel régime politique ou religieux.

Ce qu’il est plus difficile d’accorder à M. Spencer, c’est que l’éducation esthétique soit elle-même fondée sur la science. N’y a-t-il pas quelque exagération, par exemple, à soutenir que les mauvaises compositions musicales sont mauvaises parce qu’elles manquent de vérité, et qu’elles manquent de vérité a parce qu’elles manquent de « science (they are unscientific), » Devient-on un lettré et un artiste comme on devient un géomètre ? Pour cultiver avec succès ces arts qui sont comme la fleur de la civilisation, ne faut-il pas, outre le talent et les dons naturels, un long exercice, une lente initiation, quelque chose enfin de plus délicat que l’attention qui suffit pour s’instruire d’une science ?

Nous croyons autant que personne à l’efficacité, aux vertus pédagogiques de la science, et nous en ferions volontiers, comme M. Spencer, le principe de l’éducation. Il faut craindre cependant de pousser cette religion de la science jusqu’à la superstition : notre auteur n’en est pas complètement exempt. Que la science développe les qualités intellectuelles, jugement, mémoire, raisonnement, nous l’admettons ; qu’elle les développe mieux que l’étude des langages, passe encore ! Mais il nous est impossible de ne pas protester quand M. Spencer nous la représente comme douée de la même efficacité pour inspirer les qualités morales, persévérance, sincérité, activité, résignation aux volontés de la nature, piété même et religion.’La science nous paraît un moyen infaillible d’animer, d’exciter les diverses énergies de l’âme : mais aura-t-elle aussi la vertu de les régler, de les discipliner ? Grâce à la science, l’homme saura ce qu’il convient de faire, s’il veut être un travailleur, un père de famille, un citoyen, mais à une condition, c’est précisément qu’il le veuille, et cette éducation de la volonté est-ce la science encore qui en sera chargée ? Il est permis d’en douter. M. Spencer partage aujourd’hui cette défiance, si nous en croyons une de ses œuvres plus récentes, un chapitre de sa Science Sociale[1]. « La foi aux livres et à la nature, y est-il dit, est une des superstitions de notre époque. » On se trompe, ajoute l’auteur, quand on établit un rapport entre l’intelligence et la volonté : car la conduite n’est pas déterminée par la connaissance, mais par l’émotion. « Celui qui espérerait enseigner la

  1. Introduction à la Science Sociale, p. 390.