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meilleur sens ; elle subsiste toujours la même, à travers toutes les révolutions politiques et sociales ou même religieuses ; elle est à l’abri de tous les bouleversements, sauf d’un seul, celui de la nature humaine elle-même, si jamais l’humanité doit être transformée, bouleversée ou anéantie.

En suivant la méthode que les anciens nous ont tracée, pour arriver à la définition de l’honnête ou de la règle immuable des mœurs, Socrate, Cicéron, et à leur suite, les théologiens chrétiens, le catéchisme lui-même, ont distingué quatre vertus fondamentales ou cardinales, la prudence, la justice, le courage, la tempérance. À cette dernière vertu, les Grecs et, d’après eux, Cicéron ont plus souvent donné le nom τὸ πρέπον et en latin de decorum. Cicéron, d’ailleurs, fait plutôt du decorum un caractère général de la vertu qu’une vertu toute particulière. Il y comprend, en effet, suivant son expression, tout un chœur de vertus.

À notre avis, et d’après tout ce qui précède, le decorum serait encore quelque chose de plus vaste et de plus compréhensif ; ce ne serait pas seulement un chœur de vertus, mais le chœur de toutes les vertus, comprenant en lui la prudence, la justice, le courage, la tempérance. Être véritablement hommes, agir et nous comporter en hommes, nous acquitter convenablement de ce grand rôle de personnage humain que nous impose notre nature, dans toutes les circonstances de la vie publique et privée, voilà l’unique obligation, embrassant toutes les autres, que nous portons avec nous, dans la solitude, comme dans la famille et dans la patrie, dans une religion quelconque, comme en dehors de toute religion, depuis le commencement jusqu’à la fin de notre existence. Il n’y a donc pas en réalité quatre vertus cardinales, mais une seule qui suffit à tout, à savoir le quod decet hominem ou, en un seul mot, le decorum. Plus nous y pensons, plus nous nous assurons que tout est là. Volontiers aurions-nous pris pour devise cette pensée de Herder : « Le bien suprême donné par Dieu à toute créature est d’être soi-même. »

Francisque BOUILLIER,
de l’Institut