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des faits mais de leur explication, car le fluide éthéré n’est l’objet d’aucune perception directe. Nous n’avons pas « la preuve directe, immédiate, de l’existence des atomes et de la molécule chimique, » comme l’observe M. Chevreul ; mais, contrairement à l’illusion des positivistes signalée par ce savant, « il n’est pas une science du monde visible où la nécessité de lier les faits précis de l’observation contrôlée par l’expérience n’ait conduit à des conceptions de l’esprit qui sont en dehors de la démonstration[1]. » La théorie de Kopernik est-elle un objet de science ? La démonstration expérimentale absolue n’est pas possible, parce que nous ne pouvons pas nous transporter en un lieu d’où le mouvement de la terre soit perceptible ; elle est admise seulement parce qu’elle explique les apparences. Le plus positif des positivistes ne se déciderait pas toutefois, sans quelque hésitation, à rejeter hors de la science l’affirmation du mouvement de la terre.

Après avoir considéré les conditions requises dans la nature des hypothèses pour qu’une hypothèse soit sérieuse, nous avons à étudier maintenant ces conditions dans l’individu, c’est-à-dire dans la personne du savant qui fait une supposition.

La première condition personnelle de toute hypothèse sérieuse est le génie, c’est-à-dire la faculté d’inventer. Cette faculté existe chez tous les hommes en quelque degré ; mais comme toutes nos autres facultés, elle est très-inégalement répartie entre les individus. On a dit que le génie n’était que la patience qui permet de fixer longtemps son esprit sur un certain ordre de faits ; et l’on peut citer à l’appui de cette manière de voir la réponse de Newton, auquel on demandait comment il avait découvert le système du monde, et qui répondit : « En y pensant toujours. » La réponse était modeste, mais elle était naïve. Bien des hommes ont pensé avec une persévérance obstinée à certains problèmes et n’ont rien trouvé que des erreurs. Les maisons d’aliénés renferment nombre de monomanes qui pensent incessamment à une grande découverte qu’ils ont faite. La persistance de la pensée est sans doute une des conditions des découvertes de la science, mais elle n’en est pas le principe générateur. Dans les affaires de finances, un esprit léger et distrait aura grande chance de faire fausse route, mais, si vous entrez à la Bourse, vous y trouverez des hommes qui cherchent tous avec la même ardeur les moyens de s’enrichir ; et, à persévérance égale, un petit nombre seulement s’enrichiront : ceux qui ont le génie des affaires. Or le génie des affaires consiste à faire des hypothèses justes sur la fluctuation des valeurs.

  1. Lettres à M. Villemain. Lettre 4, pages 60 et 72.