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ANALYSESmatthew arnold. — La Crise religieuse.

dite une religion. Israël s’est épris de l’idéal éternel du devoir, et par cette passion, Israël est devenu le modèle parfait de la foi. C’est Israël qui a donné la religion aux hommes. « La justice tend à la vie, disait-il, et le juste est comme une fondation éternelle[1]. » Il importe de le reconnaître pourtant, l’Ancien Testament ne se fait encore de la justice qu’un idéal national et social. Israël se regarde comme privilégié entre les races, comme l’élu de Dieu ; et sa foi est une sorte de pacte avec l’Éternel, qui, en échange de la fidélité à la discipline, à la loi, à la parole jurée, lui promet grandeur, indépendance, prospérité. La justice est pour les Hébreux ce qu’Athénè était pour les Grecs : un talisman. Aussi au jour des défaites et des désastres, au jour de la servitude et de l’humiliation, quand Dieu, selon l’image biblique, parut retirer ses promesses, la foi chancela, les idoles s’élevèrent, les faux dieux eurent des autels. Peut-être en était-ce fait des croyances d’Israël, s’il n’avait su, par une originalité sublime, trouver dans l’abandon apparent de l’Éternel, un nouvel argument, et le plus fort pour espérer, même contre l’espérance. À l’heure où Dieu semblait s’éloigner d’Israël, Israël a cru comprendre que Dieu l’éprouvait : la retraite de Dieu sur le mont sacré lui est apparue comme la tentation destinée à sonder les reins et les courages. Mais alors, remarque Arnold, avec cette sorte de paradoxe héroïque par lequel les Hébreux interjetaient appel contre les trahisons de Jéhovah pénétrait dans leur religion un sentiment qui dépassait leur ancienne foi, un sentiment d’au-delà (Aberglaube[2]). Cette religion au-delà de leur religion même, qui, au sens profond que lui donne Arnold, est la superstition, eut pour effet d’altérer la croyance pure et simple en la justice. Les prophètes prêchèrent au peuple, non plus la justice, mais l’espérance, non plus cet éternel présent qui est la vertu, mais cet avenir, l’attente. Dieu ne fut plus l’Éternel, il fut le Messie. Et dans l’attente du Messie se mêlèrent toutes les illusions, toutes les interprétations intéressées de la vanité, de la confiance, de l’espérance humaine. Au lieu d’agir avec la sécurité saine et absolue du juste. Dieu agissait à la façon de je ne sais quel inconnu qui trouble l’imagination et les sentiments. Le Nouveau Testament fut la religion, c’est-à-dire la justice, rendue aux hommes. Jésus, en se donnant comme le Messie, eut cette inspiration toute divine, de rapprocher peu à peu l’idée du Messie et l’ancien idéal. Il habitua les esprits à confondre dans une même image et dans un même culte la justice absolue, telle que se la représentait Israël, et le Messie tel que l’imagination l’avait rêvé à travers les prophètes. Ce Messie, qui était l’avenir, il lui rendit les caractères de l’Éternel. Et de même, affranchissant la religion de toute espérance qui pouvait l’altérer, à la foi nationale et sociale d’Israël il substitua la foi tout intérieure et personnelle de l’Évangile. Du peuple, la croyance

  1. Proverbes. XI, 19.
  2. Il faut lire cette analyse ingénieuse et profonde qu’Arnold fait de la superstition. Peut-être, par étymologie, aber joint à glaube signifiait-il plutôt croyance à côté. Et cependant la superstition est vraiment un au-delà.