Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, III.djvu/428

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
418
revue philosophique

sous de ce qu’on l’a vue à d’autres époques. Les hommes de ce temps-là avaient l’esprit net ; leurs connaissances étaient solides ; ils distinguaient très-bien, chose si rare, ce qu’ils concevaient clairement de ce qu’ils n’entendaient pas, ce qu’ils savaient, en un mot, de ce qu’ils ne savaient point. Je ne crois pas m’engager beaucoup en affirmant que je retrouverais aisément chez eux une foule de vues ingénieuses ou fécondes que l’on débile gravement aujourd’hui comme des nouveautés. C’est par ce courant d’idées et de traditions que Maine de Biran s’est trouvé comme entraîné, dès qu’il a voulu devenir à son tour un philosophe. Je sais bien qu’il a résisté, qu’il a su se faire une philosophie originale ; mais il n’a cédé que dans la mesure où il a voulu le faire ; il a continué, dans une certaine mesure, la tradition qu’il avait lui-même reçue et pour résumer tout ceci, je dirai que le mot juste sur ce point me semble avoir été trouvé par M. Mignet dans son éloge de Cabanis : « Maine de Biran a été non le destructeur, mais le réformateur de l’école idéologique. »

Je ne voudrais pas quitter ce sujet sans dire un mot des contemporains de Maine de Biran. J’espérais que M. Gérard éclaircirait la question si curieuse des rapports d’Ampère avec Maine de Biran. Je sais combien ce sujet est difficile ; la correspondance d’Ampère avec Maine de Biran est fort obscure ; les fragments du mémoire d’Ampère sur la décomposition de la faculté de penser sont aussi remplis de questions difficiles à résoudre. Mais enfin ces fragments ont été écrits pour répondre à une question posée par l’Institut à propos d’un concours où Maine de Biran a remporté le prix ; nous avons le mémoire de Maine de Biran ; il y a là certes les éléments d’une comparaison curieuse ; elle était, il est vrai, difficile à faire, mais personne n’a jamais été mieux préparé que M. Gérard.

J’arrive à ce que j’appelle la seconde introduction historique ; j’entends par là le tableau du développement qu’a suivi la pensée de Maine de Biran durant toute sa carrière de philosophique. Sur ce point j’aurai bien des regrets à exprimer. Il y a une formule que l’on trouve partout et que l’on peut exprimer ainsi : Maine de Biran a commencé par adopter la philosophie du xviiie siècle ; dans la suite, par le seul effet de ses méditations, il s’en détache pour s’élever jusqu’au spiritualisme ; plus tard encore un dernier élan l’amène jusqu’à la foi. Je ne crois pas cette formule exacte. Je ne vois pas qu’à aucune époque Maine de Biran ait pu être ce qu’on est convenu d’appeler un philosophe du xviiie siècle. Jamais, il n’a eu ni les enthousiasmes, ni les passions, ni les haines des philosophes de ce temps. — Mais il a été condillacien ? — Je le veux bien. Encore pourrai-je soutenir qu’il ne Ta pas été sans réserves ; le premier ouvrage philosophique important, le Mémoire sur l’habitude (1802) est déjà loin de Condillac. — Mais on y trouve des emprunts évidents aux doctrines de Condillac. — Sans doute, mais est-on bien sûr de n’en pas trouver dans des ouvrages bien postérieurs ? Pourquoi donc voir dans Condillac une sorte de mauvais génie qui