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gérard. — philosophie de voltaire

savoir peut-être, et les théologiens et les philosophes du dix-septième siècle, telle fut la foi unique du siècle où est né Voltaire. Or, l’événement l’a bien prouvé, le déisme n’a été, dans l’histoire de la pensée, que la transition à l’aides de laquelle l’idée de Dieu, d’abord purement théologique, est devenue surtout une idée morale. Lorsque au lieu de dominer et de régir la morale, le concept de Dieu dut au contraire s’accorder avec elle, et, mieux encore, lui emprunter son caractère et sa sanction, lorsque le divin et le bien, loin d’être soumis, comme le voulaient jadis les Scotistes[1], au caprice, à l’arbitraire de la divinité, en venaient précisément à exiger que la divinité même leur fût soumise, lorsque, pour tout dire, l’idéal divin, sous peine de périr, devait se confondre avec l’idéal moral ; vraiment, l’humanité faisait une grande étape. Et cette étape c’est l’Aufklärung. Hegel[2] n’a peut-être pas reconnu le sens de cette démarche intellectuelle, quand il n’a vu dans la philosophie du dix-huitième siècle que critique et négation. L’originalité, la valeur de ce siècle, celle qu’avec Thomas Buckle lui accordent les historiens allemands d’aujourd’hui, c’est qu’il a eu l’intelligence et la passion des idées morales. Au point qu’il leur a subordonné tout le reste ; et que, dans l’excès de son zèle, il a paru souvent leur sacrifier jusqu’à la science. David Hume, Rousseau et Kant qui représentent ses dernières tendances et son suprême effort ont assez démontré par leur exemple combien ils eurent le souci unique de la morale, et la lassitude spéculative, le discrédit de la science, le mysticisme dont ils répandirent la contagion, déposent comme les meilleurs et les plus véridiques témoins sur leur esprit et sur leur œuvre. Oui, ce siècle incrédule et destructeur a eu une religion : la morale, et il en a eu le fanatisme.

Voltaire, certes, est et reste à bon droit le génie d’un tel temps. Préparé comme il l’était, par sa propre nature, par son éducation d’humaniste et de classique, par son séjour en Angleterre, lui, l’élève de la Renaissance, et du grand siècle, lui qui appartient à la double tradition des « libertins[3] » français et des déistes anglais, n’y avait-il pas harmonie préétablie entre lui et le « moment » historique où il apparaît ? La science, la philosophie, l’histoire et la morale de l’Aufklärung : il a tout conçu et tout exprimé. L’Angleterre a pu lui fournir sa psychologie et sa physique, l’Allemagne de Leibniz a pu lui prêter quelques lumières, l’exégèse protestante a pu l’ins-

  1. Les partisans de Duns Scot ; sur cette idée de Scot, voir le chapitra consacré à Scot par Secratan ; « Philosophie de la liberté. »
  2. Hegel. Geschichte der philosophie (Berlin, 1836) tome III (p. 500-514).
  3. Voir les lettres de Voltaire au duc de Brunswick.