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gérard. — philosophie de voltaire


III

Si Voltaire doit à l’Angleterre le meilleur de sa science, il lui doit aussi les éléments de sa philosophie : si, en astronomie et en physique, il s’inspire de Newton, en métaphysique et en psychologie, il s’inspire de Locke. Joint qu’il reste avec Locke aussi indépendant, aussi libre qu’il s’est montré à l’égard de Newton, ou plutôt, l’originalité de Voltaire n’est pas dans la découverte des doctrines, dans l’invention des théories ; elle est dans le parti qu’il sait tirer des ressources à lui offertes, dans la prompte et habile hardiesse par laquelle il enrôle au service de sa cause tous les arguments et tous les faits, prenant, comme Molière, son bien où il le trouve. « Il y a des cas, remarque finement Carlyle[1], où le manque d’originalité est, du moins, un mérite moral. » Si jamais un tel mérite fut opportun, ne serait-ce pas précisément dans l’entreprise même de Voltaire, et quand la philosophie qu’il prétend fonder est tout entière dévouée à l’établissement de la morale ?

Car Kettner et Lange ne s’y sont pas trompés. Ils ne pensent plus avec les Schlegel, Novalis, Hegel lui-même, que Voltaire soit un pur sceptique, un frondeur, en quête de dogmes à renverser, de croyances à détruire. Il leur semble qu’un esprit si négatif aurait peu réussi à dominer tout un siècle. Ils reconnaissent en lui, au contraire, le maître, grâce auquel sont parvenues à la conscience claire d’elles-mêmes et à l’expression, les idées qui ont succédé, en Europe, à la philosophie de Descartes, de Leibniz, de Spinoza, et qui ont déterminé, avec la « Critique » de Kant, le mouvement de la philosophie contemporaine. Non que ces idées, ajoutent-ils, aient joué un simple rôle de transition, et comme rempli l’interrègne entre deux grandes époques de l’histoire intellectuelle. Elles ont leur valeur en elles-mêmes, elles ont l’unité, l’enchaînement, la suite, qui constitue les doctrines ; et en même temps qu’elles correspondent à un « moment, » à une date précise, elles représentent aussi certaines dispositions plus durables, soit du cœur, soit de l’esprit humain. Il y a eu, il y a encore des philosophies auxquelles, seule, l’intelligence a part. La philosophie de Voltaire, devenue la foi de l’Aufklärung, se fonde sur l’action, qui, elle-même, est tout ensemble sentiment et volonté.

  1. Th. Carlyle. Étude sur Voltaire, « Miscellaneous Essays, » (édition Chapman and Hall), tome II, p. 171.