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gérard. — philosophie de voltaire

tion, visible dans les idées de Locke et de Voltaire, était-elle seulement une exigence et un effet de la crise que traversaient, à la même heure, la philosophie et la science. Auguste Comte a remarqué, à propos de Descartes, que le « fameux partage[1] » opéré entre l’étendue et la pensée, en restreignant sur l’étendue et la matière l’effort des méthodes positives, laissait mûrir le temps où ces mêmes méthodes pourraient s’emparer du sujet d’abord interdit : la pensée. Mais, si, un jour, tout ce que la méthode a séparé doit s’unir, si la matière et la pensée, isolées par les nécessités du travail scientifique, doivent, à l’épreuve, au résultat, se confondre, si, pour tout dire d’un mot, la croyance, énoncée par Strauss dans son dernier livre, dans son testament, l’ « Ancienne et la Nouvelle Foi », si cette croyance est vraie, Locke et Voltaire n’auront pas perdu leur peine. Quitte à ne pas être toujours en harmonie avec eux-mêmes, ils auront du moins, par leur heureuse inconséquence, préparé les voies à la grande explication moderne de l’univers ; ils auront deviné juste en psychologie. Quant à leur dualisme, à leur foi déiste, n’est-il pas permis d’y voir également, sans compter les excellentes intentions, d’utiles et salutaires effets ? Voltaire surtout ne doit-il pas au déisme d’avoir pu constituer à part, et presque indépendante, la morale ? En sorte que l’ « anomalie » qui étonne très-fort David-Frédéric Strauss, aura eu cette fortune singulière de servir deux causes qui plus tard, peut-être, n’en feront qu’une, la cause des sciences naturelles et la cause des sciences morales.

Au fond, c’est pour la morale que Voltaire a tout fait, il faut l’avouer. Il a eu le sentiment très-vif, comme l’avaient les anciens, que les systèmes et les doctrines pour s’imposer, pour occuper, l’esprit, doivent intéresser la pratique, l’action, la vie. Lui-même ne l’a jamais compris autrement. Ainsi que Pascal, qu’il a combattu, ainsi que Jean-Jacques, qu’il n’a guère épargné, il a cru que le bonheur était la grande affaire, et que la science, la haute spéculation même était une des milles façons d’y penser. Il a toujours cherché à traduire en un langage usuel, familier, qui n’eût rien de technique, les idées dont il poursuivait le succès, moins encore pour elles-mêmes, que pour l’influence à exercer sur l’esprit public. Outre qu’il s’adressait à tous, en effet, il voulait de plus, docile à une passion très-française, devenue au siècle dernier un sentiment européen, il voulait, si j’ose dire, « séculariser, » la science, la philosophie, ou mieux, et d’un seul mot, la « culture, » restée longtemps un privilège. Il rêvait,

  1. « Le fameux partage opéré par Descartes n’a pu avoir d’autre efficacité essentielle que de procurer à la méthode positive la liberté nécessaire à sa formation graduelle. » A. Comte. Philosophie positive, III, 771).