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beurier. — philosophie de m. renouvier

Quant aux substances ou noumènes, il n’est plus besoin de revenir sur la condamnation dans laquelle l’auteur les a toutes englobées : mais le problème de l’unité ne s’en pose pas moins après comme avant : pourquoi n’y aurait-il pas non pas une cause des causes, mais une fonction des fonctions ? C’est, répond M. Renouvier, que la spécificité est la loi de toute pensée, qu’on ne conçoit pas une matière homogène d’où serait sorti le divers, car alors on devrait concevoir déjà en elle quelque diversité, et qu’on ne comprend pas davantage une conscience universelle qui serait un soi sans non soi. Il faut donc poser une pluralité de consciences comme fait primitif de notre connaissance. On y est fondé par cette seule raison que le monde actuellement est une synthèse déterminée, non une thèse abstraite. « D’ailleurs on n’explique ainsi et on ne fait connaître ni le nombre, ni les fonctions propres ou mutuelles des éléments de la synthèse ; on ne sait enfin ni si une fonction rigoureusement enveloppe tous les phénomènes par anticipation et sans exception, ni si tous, ou du moins tous les nécessaires, se trouvent représentés actuellement dans une ou dans plusieurs consciences plus vastes que les autres[1] » Ce n’est pas seulement l’impossibilité de se représenter l’unité dans la conscience ou fonction originelle qui fait pencher si fortement M. Renouvier pour l’hypothèse de la pluralité : l’unité ne serait-ce pas l’absolu ? Une réalité qui réglerait l’harmonie du tout-être pourrait-elle se concilier avec la liberté ? Et si la morale doit postuler l’accord de la vertu et du bonheur par la continuation de la personne, n’est-il pas préférable de confier la réalisation du souverain bien à des dieux multiples que nous pourrons concevoir comme des consciences distinctes, comme des personnes grandement intelligentes et puissantes et animées d’une vive passion du bien ? La démocratie n’est-elle pas l’idéal du ciel comme de la terre ? La démocratie chasse les rois, dit M. Renouvier, de même la Critique détruit l’absolu. Cependant, il ne se prononce pas « catégoriquement » sur l’exclusion d’une fonction des fonctions qui aurait, après tout, — c’est lui qui le fait remarquer — le grand avantage d’expliquer simplement l’harmonie universelle des choses, l’ordre général de la nature. Le polythéisme n’est, bien entendu, présenté dans les Essais qu’à titre d’une simple hypothèse, d’une pure possibilité, d’un rêve philosophique non contradictoire, et non comme une croyance réelle et démontrée. Laissons là le domaine du possible et ne sortons pas de l’analyse des catégories.

J’ai tenu, du moins, à montrer dès à présent, comment s’enchai-

  1. Log. gén., III, 242.