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beurier. — philosophie de m. renouvier.

Ce que nous venons de dire de la fausse distinction « théorique » des devoirs larges et des devoirs stricts peut s’appliquer également, d’après M. Renouvier, à l’introduction d’un droit rationnel de contrainte dans la morale formelle. C’est, dit notre auteur, introduire dans le concept de la justice pure les formes propres de l’injustice, et cela se fait fort naturellement par l’influence d’une passion de l’homme qui veut à la fois envisager son idéal dans les faits et porter dans l’idéal, afin de le rendre mieux applicable, des notions nées des faits mêmes où l’idéal se trouve renversé. Pour voir comment de la justice libre une justice de contrainte peut se déduire, il faut prendre en considération les éléments empiriques de l’homme et de l’histoire[1]. Alors tout s’explique aisément : si le juste, au lieu de vivre entouré d’associés loyaux, se trouve aux prises avec des ennemis violents ou menteurs, qui sortent des conditions de la moralité, le devoir de conservation personnelle lui crée un droit de légitime défense. « Dans cet état d’anarchie, l’autorité morale devient de plus en plus nécessaire en face de la liberté, et se trouve elle-même insuffisante, si elle ne reçoit une sanction matérielle et n’agit par contrainte en s’appuyant sur la force[2]. »

C’est ainsi qu’on est conduit à instituer des gouvernements, des lois, à établir une justice coercitive, répressive et réparatrice, car la sagesse ne saurait mieux faire que de procurer pratiquement, comme elle peut, la réalisation externe des actes moralement nécessaires et l’exécution des contrats, puis de dépouiller le méchant du fruit de son crime, et de le mettre par l’emploi de la force dans l’impossibilité de nuire à l’avenir. De là encore la justice distributive, qui, au lieu d’être égale et simple, fait acception des personnes, de leurs mérites et de leurs démérites. Ajoutons que les institutions politiques, rendues indispensables par la donnée de l’injustice dans les relations humaines, créent forcément, même dans les démocraties les mieux ordonnées, des inégalités sociales qui viennent s’ajouter aux inégalités héréditaires ou acquises de santé, de naissance, de fortune et d’instruction[3].

Étant donné cet état de choses, on s’accorde, tacitement ou explicitement peu importe, à placer la raison dans une autorité externe, à suivre certaines coutumes, à se soumettre à certaines lois qui constituent une sorte de justice contractuelle singulièrement défectueuse, mais qui est en somme un bien relatif puisqu’elle s’est constituée à mi-chemin de l’extrême violence et de la paix définitive[4]. Ce droit positif n’a pas de valeur quant à la morale" pure : toutefois, comme il en a une historiquement, il en a une aussi moralement, sous

  1. Morale, I, 113.
  2. Id., id., 335.
  3. Id., id., 341.
  4. 4e Essai, 107.