Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, III.djvu/614

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
604
revue philosophique

les conditions de l’histoire[1]. De là donc une justice qui est souvent le contraire de la justice idéale et qui cependant se réclame d’elle, une justice injuste qui paraît nous obliger et nous oblige réellement dans la plupart des cas, bien que notre devoir soit en même temps de faire tous nos efforts pour l’abroger ou la corriger. Comment supprimer des abus, sans en commettre soi-même ? Comment rétablir le droit dans toute sa pureté sans employer des moyens condamnés par le droit pur ? Ce sont là des questions qui ont, partout et de tout temps, divisé les hommes en conservateurs et en progressistes, et les progressistes eux-mêmes en modérés et en révolutionnaires. Il n’y en a pas qu’il soit plus important de soumettre à un sérieux examen critique : observons, en outre, qu’elles n’intéressent pas seulement l’homme politique ; elles ont une portée tout autrement générale ; elles concernent les petits devoirs autant que les grands. Alceste lui-même n’est-il pas obligé de prendre des détours pour critiquer le sonnet d’Oronte ? Le je ne dis pas cela est d’une profonde observation morale[2].

Donc, qu’il s’agisse des relations d’homme à homme dans « le monde, » de citoyen à citoyen dans l’état, de peuple à peuple sur les champs de bataille, dans tout problème moral il faut consulter : 1° la morale, la science, avec son fondement de droit et de devoir purs, avec son principe de l’autonomie de la raison ; 2° le principe de la défense, où se trouvent toujours et d’où peuvent toujours se déduire le motif de la dérogation à l’idéal, si ce motif existe, et la limite permise de la dérogation ; 3° les principales difficultés inhérentes à la contrariété du bien idéal et des nécessités acquises des hommes et des choses, ou, en d’autres termes, les antinomies nées de la violation de la loi[3]. C’est cette méthode, si lumineuse et si compréhensive, que M. Renouvier a employée, avec une remarquable dialectique et un sentiment très-élevé du juste, dans la discussion de toutes les questions de droit : si çà et là ses solutions pratiques sont insuffisantes ou fautives, il est aisé de les rectifier en appliquant rigoureusement les règles formulées par l’auteur. Sa méthode reste intacte.

Prenons un exemple : M. Renouvier, du point de vue de l’idéal, critique, et même assez vivement, le principe des majorités. « De même, dit-il, que le besoin de recourir à ce principe est la conséquence et le signe d’une absence plus ou moins sensible de la raison dans nombre d’esprits, c’est-à-dire encore d’une société imparfaite, de même il est une propriété de l’état de guerre ; il l’exprime et il le

  1. Morale, I, 496.
  2. 4e Essai, 137.
  3. Morale, I, 479.