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exagérations de style, de langage et de pensée compromirent la cause qu’ils défendaient ; elles restèrent sans écho, et, vers la seconde moitié du siècle, la philosophie errait sans boussole et sans pilote.

On en était là, il y a bientôt dix-sept ans, quand parut, en 1859, cet immortel chef-d’œuvre qui porte pour titre : De l’origine des espèces. Jamais livre ne se présenta avec un aspect qui rappelât moins la philosophie d’école, et jamais œuvre ne donna un si grand élan à la pensée spéculative. C’est que tous ces grands problèmes devant lesquels le philosophe s’arrêtait jadis comme stupéfait ou dont il donnait des solutions plus ou moins fantaisistes, l’origine des êtres, de la vie, du mouvement perpétuel des choses, l’apparition et la disparition des races, la création de l’homme, les fins de la nature, présentaient maintenant à l’esprit un côté accessible et devenaient justiciables des méthodes des sciences positives, l’observation et l’expérience. Le jeu éternel de la vie et de la pensée s’expliquait par l’action de deux lois antagonistes et de quelques autres lois secondaires, et des perspectives infinies étaient ouvertes à l’intelligence humaine.

La théorie de Darwin fut immédiatement adoptée en Angleterre, en Allemagne, en Russie. Partout en Europe elle excita parmi les savants le plus grand enthousiasme. Ceux mêmes qui crurent devoir se tenir sur la réserve rendirent un plein hommage à la vaste science et à l’ingénue sincérité de son promoteur. Je dis sincérité, car il faut noter encore ce fait extrêmement remarquable et dont on ne pourrait citer un second exemple, c’est que les adversaires du darwinisme n’ont besoin pour le combattre que de rassembler les objections que Darwin lui-même a présentées contre son système. Un seul pays cependant fit exception, le pays qui avait vu naître l’un des plus profonds défenseurs du transformisme, l’illustre Lamarck, à l’œuvre duquel les darwinistes, comme d’un commun accord, rattachaient le nouveau système. La France, indolente, se reposait sur les lauriers littéraires et scientifiques qui, pendant deux siècles, l’avaient maintenue sans conteste à la tête des nations ; et, fière de ses glorieux souvenirs, elle semblait encore croire qu’il n’y a pas de réputation assurée, avant qu’elle lui ait imprimé elle-même le sceau de la consécration. Or la philosophie officielle y était restée stationnaire ; elle s’était désintéressée de la lutte qui s’agitait partout autour d’elle. Kant y était connu à peine ; les noms de Fichte, de Schelling, de Hegel, n’y avaient pas pénétré, et l’éclectisme semblait prendre à tâche de maintenir l’esprit philosophique sur un terrain neutre, où il ne pût avoir aucun démêlé avec les sciences