comment faire reposer une classification scientifique sur ce qui est l’objet d’une si ardente controverse ?
Mais ce n’est pas seulement une école qui repousse le « règne humain » de M. de Quatrefages. Les naturalistes sont pour ainsi dire unanimes à refuser de l’admettre, tous ne nient pourtant pas que l’homme n’ait des caractères à lui propres, une constitution mentale sui generis. Ce qu’ils nient tous, ou peu s’en faut, c’est que l’histoire naturelle ait à s’occuper de ces facultés humaines ; c’est que ces caractères moraux puissent entrer ici en ligne de compte, étant hors des prises du naturaliste, n’étant nullement de même ordre que ceux qui servent de base à la classification naturelle. Admettons encore que de tels caractères puissent, comme les mœurs et les instincts des animaux, servir à caractériser une espèce : ne sont-ils pas, en tout cas, mille fois trop étroits et trop particuliers pour caractériser un Règne ? Qu’on songe, en effet, combien est profonde, combien radicale, cette division des règnes ; combien sont compréhensifs par définition, ces immenses groupes d’êtres auxquels s’applique ce nom de règne, le plus général de tous ceux qu’emploie le naturaliste ! Est-il admissible que l’espèce humaine forme un règne à elle toute seule, quand chacun des autres règnes embrasse non-seulement des milliers d’espèces, mais tant de genres, de familles, d’ordres, de classes et même d’embranchements ?
À ces objections scientifiques, nous devons en ajouter une autre plus particulièrement philosophique. En voyant M. de Quatrefages introduire en anthropologie la considération des caractères moraux et surtout faire jouer à ces caractères un si grand rôle, il est impossible de ne pas se poser cette question : Qu’est-ce donc que l’anthropologie ? c’est-à-dire, où commence-t-elle et où finit-elle ? Quel est son objet propre ? est-ce réellement une science distincte et dans quels rapports est-elle avec les autres ? — Certains anthropologistes contemporains[1] ont bien compris que l’anthropologie était tenue de restreindre singulièrement son domaine, sous peine de compromettre, par ses empiétements sur toutes les autres sciences, ses droits à une existence propre. En effet, si elle prétend être la science complète de l’homme, de l’homme moral et de l’homme physique, elle absorbe toute autre étude, elle devient à elle seule toute la science et toute la philosophie ; ce qui revient à dire qu’elle bouleverse tout le tableau des sciences, loin d’y obtenir pour elle-même une place déterminée. Quel intérêt n’y a-t-il pas à maintenir contre de telles prétentions la division du travail scientifique ! Et qu’on le remarque bien, quand même la nature des sciences existantes et leur division reçue permettraient de compter autant de sciences distinctes qu’il y a de groupes d’êtres dans la création, (auquel cas une hippologie, une boologie, etc., seraient aussi légitimes qu’une anthropologie), le groupe humain resterait toujours celui de tous dont il est
- ↑ Voir Topinard, l’Anthropologie, Paris, Reinwald. 1877.