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qui permet d’ajouter toujours de nouvelles strophes aux précédentes, la musique monotone[1], hypnotisante où le même motif se répète indéfiniment le montrent clairement. Une particularité à remarquer, c’est que les Arabes sont par excellence synesthétiques[2], ils font aussi volontiers de la poésie visuelle, auditive, que de la musique évocatrice de sensations autres que celle de l’ouïe et que des décorations rhytmées et métaphysiques. La limite respective des sensations particulières est souvent franchie, ces sensations se correspondent volontiers entre elles, se confondent pour atteindre le même but d’extase inférieure et passagère.

En somme la différence avec les arts européens et asiatiques est nette. Certains arts, comme celui de Michel-Ange, ont surtout cherché à frapper à la fois par la puissance du choix dans les aspects de la nature, de l’imitation la plus parfaite possible et de l’expression ; ils ont voulu causer une impression très forte sur les sens et sur l’esprit, un plaisir esthétique intense mélangé d’une certaine peine par cela même, mais leur destination principale, volontaire ou non, demeure la distraction de la conscience personnelle, l’oubli de soi-même en tant qu’acteur du spectacle phénoménal, l’agrément du spectateur qui n’en fait momentanément plus partie. L’art musulman, s’il manque de grandeur au sens européen, et en tout cas de ce que nous appelons le sublime, s’entend très bien à nous procurer cette dépersonnalisation. Il éteint le sentiment du moi mieux qu’aucun ne le peut faire, pour nous convier à nous unir aux types abstraits, à vivre d’une vie psychique plus générale, par les voies les moins pénibles et les plus voluptueuses, il nous berce dans un rêve exempt de cauchemars. Il n’a pas eu d’autres prétentions et a tenu toutes ses promesses. C’est l’art philosophique pur par excellence, selon le goût de Schopenhauer dont la pensée était si proche comme on sait, de celle des soufis.

Probst-Biraben.
Beni-Amran, décembre 1906.



  1. Rouanet, La musique arabe (chant populaire), Revue Musicale, mars 1905, p. 169.
  2. Victor Ségalen, Article sur « les Synesthésies et l’École symboliste » dans le Mercure de France, avril 1902.