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delbœuf. — la loi psychophysique

n’est pas aveuglé par le soleil qui illumine les plaines de sable qu’il traverse, pas plus que l’Esquimau n’est ébloui par les reflets éclatants des neiges qu’il habite.

Sous ce rapport cependant, il reste une dernière distinction à faire. Elle concerne l’équilibre naturel. Quand on est arrivé au zéro statique de la sensation, l’opposition entre les sensations négatives et les sensations positives revêt un caractère tranché. Mais ce caractère ne se maintient que momentanément, le zéro statique lui-même n’ayant rien de permanent. Il n’en est pas de même du zéro naturel vers lequel le corps est toujours attiré et où il se replace de lui-même dès qu’il cesse d’être soumis à toute cause d’écart. C’est ainsi qu’une corde de violon, écartée de sa position normale par un obstacle qui la retient, y revient aussitôt qu’on le supprime. C’est le ressort tendu de la montre qui cherche à se détendre. Par rapport au zéro naturel les mots chaud et froid, clair et obscur, blanc et noir, fort ou faible ont un sens précis et absolu, s’il est permis de se servir de ces mots en s’occupant de la sensation. Le zéro naturel correspond au ni trop ni trop peu.

Un appartement, pour être convenablement chauffé, ne doit être ni trop chaud ni trop froid ; si l’on ne veut pas se blesser les yeux en travaillant, la lumière ne doit être ni trop vive ni trop blafarde ; la voix de. l’orateur a une sonorité favorable quand ses auditeurs ne sont obligés ni de tendre l’oreille ni de se garantir le tympan ; et, pour revenir aux sensations du goût, la salade ne doit être ni trop fade ni trop épicée, et un potage bien assaisonné ne doit inspirer le désir ni d’en ôter ni d’y ajouter un grain de sel.

Je n’ai plus qu’un mot à dire pour terminer ce sujet. Le point de l’équilibre naturel n’est pas le même chez tous les individus ; il ne reste pas non plus invariable dans tout le cours de la vie. En un mot, ce n’est rien d’absolument fixe. L’organisme, suivant les circonstances, peut prendre des habitudes anomales et se créer une autre nature. On peut s’endurcir à toute chose, au chaud et au froid par exemple ; on peut aussi devenir frileux, ou particulièrement sensible à un léger excès de température. On peut se créer un palais qui supporte les brûlures des épices et des alcools. Les prisonniers renfermés dans d’obscurs cachots finissent par se faire au défaut de lumière. Le point de leur équilibre naturel descend, et une faible lueur qui leur parvient à travers leur soupirail finit par faire sur eux l’effet d’éblouissement que produirait sur nous le soleil le plus éclatant[1]. Fechner n’a-t-il pas lui-même ingénieusement remarqué

  1. Ëtud. psych., note, p. 32.