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regnaud. — études de philosophie indienne.

de l’argent une perle qui en a l’aspect ou de croire qu’on voit deux disques de la lune au lieu d’un. »

Un peu plus loin, Çankara prend un exemple plus direct pour rendre compte de la fausse attribution et de ses effets. De même, dit-il, qu’un homme dont les enfants et la femme sont au complet ou incomplets passe lui-même pour être complet ou incomplet, de même on impute faussement à l’âme universelle des attributs qui lui sont étrangers. On lui suppose ainsi des attributs corporels, comme quand on dit : « Je suis gros, je suis maigre, je suis pâle, je suis debout, je marche, je saute » ; ou des attributs sensitifs, comme quand on dit : « Je suis muet, je suis eunuque, je suis sourd, je suis borgne, je suis aveugle » ; ou bien des attributs qui dépendent du sens interne, tels que le fait d’aimer, de penser, de délibérer, de se déterminer, etc. C’est ainsi qu’après avoir faussement attribué l’existence d’un sujet ayant l’idée du moi au sein de l’âme individuelle, témoin de tous ses actes, on impute faussement, par réciprocité, l’existence de cette âme individuelle, témoin de toutes choses, au sein de l’organe interne et des autres facultés. Telle est cette fausse attribution innée, qui n’a point eu de commencement, qui n’aura pas de fin, qui consiste dans une fausse idée des choses, qui donne l’impulsion aux facultés en vertu desquelles on agit et l’on jouit, et dont on constate l’existence chez tout le monde. »

Les différents passages que nous venons de traduire et de rapprocher nous indiquent bien la nature de la cause à laquelle les védântins attribuaient l’apparence illusoire, selon eux, de la division de l’univers en monde interne et externe ou en objet sensible et en sujet pensant, mais ils ne nous éclairent pas sur son origine. Çankara, nous l’avons vu, se borne à dire qu’elle est innée (naisargika) et sans commencement (anâdi) ni fin (ananta), du moins dans ses effets généraux, car elle peut cesser dans des cas particuliers, — l’étude du védânta étant spécialement destinée à y mettre un terme par ceux, qui entreprennent cette étude. Ananda Giri, le commentateur de Çankara, touche à cette question, qui nous paraît si capitale, d’une manière peu faite pour satisfaire notre curiosité et pour nous éclairer sur l’explication qu’en donnaient les védântins. Il se contente d’user de l’échappatoire que voici :

« Le samskâra (c’est-à-dire l’impression gardée par l’esprit de sentiments éprouvés dans une vie antérieure, au point de vue de la métempsycose) qui procède de conceptions préalables n’est pas la cause (de la fausse attribution), puisqu’elle-même est la cause du samskâra qui procède d’une perception antérieure. Donc le samskâra procède de la fausse attribution dont il est précédé. »