Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, V.djvu/176

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
166
revue philosophique

Pour employer un style moins scolastique, Ananda Giri entend qu’une impression quelconque suppose la préexistence de la distinction du sujet et de l’objet, que par conséquent cette distinction tient le premier rang chronologique dans les différents modes qui constituent l’activité des âmes individuelles, et qu’on peut la dire innée ou sans antécédents (anâdi).

Les védântins de la période des Sûtras ne paraissent pas être sortis de ce semblant d’explication sur la cause première de la fausse attribution. C’est un cercle (samsâra) entretenu par l’ignorance (avidyâ) ; on n’en sort que par la science, mais son origine est un problème insoluble dans le genre de celui qui consisterait à rechercher qui de l’œuf ou de l’oiseau a précédé l’autre, et dont il n’y a pas par conséquent à se préoccuper autrement que pour le constater dans des termes comme ceux-ci : « Le cercle de la transmigration (samsâra) n’a pas eu de commencement, car il ne saurait y avoir de corps sans œuvre, c’est-à-dire sans les bonnes et les mauvaises actions qui déterminent les conditions dans lesquelles on renaît après avoir vécu. Il y a donc entre l’œuvre et le corps un enchaînement sans commencement ni fin, pareil à celui qui existe entre la semence et le bourgeon, et le cercle de la transmigration, qui comprend l’œuvre et le corps, est lui-même sans commencement ni fin[1]. »

Force nous est donc faite de nous en tenir à ces données et de laisser dans l’ombre avec les védântins les causes premières de l’illusion à laquelle les âmes individuelles doivent leur apparence d’existence et leurs vicissitudes au sein de la matière.

Brahma considéré comme créateur. — S’il était impossible de faire remonter à l’âme suprême, qui est par excellence le vrai et l’intelligence, l’origine de la fausse attribution et des conditions spéciales qui en résultent pour l’âme individuelle, l’âme suprême ou Brahma n’en est pas moins, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, l’auteur et l’ordonnateur de la scène du monde sur laquelle l’âme individuelle abusée subit les nombreuses péripéties qui se terminent pour elle par la délivrance.

Les védântins avaient recours à différentes comparaisons pour rendre compte de l’idée qu’ils avaient du monde matériel et de ses rapports avec Brahma. Brahma, considéré comme cause de l’univers, est semblable, disaient-ils, à une pièce d’étoffe enveloppée ; et le monde, considéré comme effet, est pareil à cette même pièce d’étoffe développée et dont on reconnaît alors l’identité avec la pièce antérieurement enveloppée[2].

  1. Çankara. Com. sur les Brahma-Sûtras, II, 1, 36.
  2. id., ibid., II, 1, 19.