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une activité surprenante. Dix-huit mois lui suffirent pour l’achèvement de ses deux gros volumes, qui parurent en 1835 sous le titre de la Vie de Jésus traitée au point de vue critique.

Deux opinions régnaient à cette époque parmi les théologiens allemands touchant l’explication des textes sacrés. L’école orthodoxe ou supra-naturaliste acceptait comme véridiques tous les récits de la Bible et des Évangiles, sans en excepter les miracles, dont elle reconnaissait ainsi la possibilité. L’école rationaliste, au contraire, s’efforçait de ramener les faits prétendus miraculeux aux proportions de simples phénomènes naturels, ne laissant ainsi subsister le prodige que dans l’esprit de témoins ignorants ou prévenus. Il ne faut pas confondre ce rationalisme critique, savant et méticuleux, avec celui de Toland, de Bolingroke, des Encyclopédistes et de l’auteur anonyme (Reimarus) des Fragments de la Bibliothèque de Wolfenbuttel, publiés par Lessing. Ce dernier rationalisme est plus superficiel ; ne voyant dans les fondateurs de religions que d’habiles charlatans, des imposteurs, il n’est pas en peine d’expliquer le caractère fabuleux des faits qu’on leur attribue, par le mensonge et la fourberie. Une pareille interprétation, pour ne pas tomber dans la platitude, demandait la main légère des critiques français. Elle ne put s’acclimater de l’autre côté du Rhin ; Eichhorn et Paulus, ces Evhémères germains, lui substituèrent le rationalisme naturaliste, qui expliquait l’auréole de Moïse par un phénomène électrique et les éclairs du Sinaï par un orage.

Strauss ne se rangea dans aucun des deux camps ; il s’engagea résolument dans une voie toute différente, qu’il n’était pas d’ailleurs le premier à frayer. Déjà Origène, tout en admettant la vérité historique ou littérale des récits des Livres saints, avait vu dans chacun d’eux un sens mystique ou allégorique qui se surajoutait en quelque sorte à l’autre. Bien plus tard, Spinoza s’était rallié à cette opinion quand il écrivait (Ep. XXV) : « Christi passionem, mortem et sepulturam tecum litteraliter accipio, ejus autem resurrectionem allegorice[1]. » Sans approfondir encore suffisamment la nature et la portée de ce genre d’interprétation, plusieurs théologiens l’avaient appliquée à l’Ancien Testament, quelques-uns, plus hardis (Daub), au Nouveau. Suivant leurs préférences philosophiques, ils inclinaient avec Kant vers l’allégorie morale, ou avec Hegel vers l’allégorie métaphysique et historique. Strauss n’avait donc pas à inventer un système ; mais l’incomparable hardiesse de sa méthode, l’application qu’il en fit non à tel fait isolé, mais à l’ensemble des récits évangé-

  1. Voir un article d’Edgar Quinet dans la Révue des Deux-Mondes du 1er  décembre 1838.