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sur la morale. Adoptant sans restriction les théories de Laplace sur l’origine du système solaire et de M. Darwin sur la transformation des espèces, Strauss voit dans l’univers un vaste organisme, se transformant incessamment sous les lois d’un mécanisme inflexible qui ne laisse aucune place à la finalité ; cet organisme est à lui-même sa raison, il n’a pas de but, à chaque instant il est ce qu’il doit être : il n’y a pas d’autre Dieu que l’univers. Quant à la substance de l’univers, elle est partout une et identique à travers toutes les transformations qu’elle subit ; c’est le même principe, diversement modifié, qui dort dans la pierre, végète dans la plante, vit dans, l’animal, pense dans l’homme. Maintenant qu’à cette conception monistique de l’ensemble des choses on donne le nom d’idéalisme ou de matérialisme, Strauss déclare qu’il s’en soucie tort peu ; l’idéalisme et le matérialisme, au fond identiques, sont deux alliés dont l’ennemi commun est le bisubstantialisme ou spiritualisme vulgaire. Finalement, cette cosmologie lui paraît offrir des bases suffisantes pour l’édification d’une morale digne de ce nom. L’acte moral n’étant autre chose, suivant Strauss, que la détermination de L’individu par l’idée de l’espèce, il est clair que la règle de la moralité humaine doit être le développement des facultés qui assurent la prééminence du genre humain sur les espèces inférieures de l’animalité. À cette conception se rattachent certains aperçus sur l’art et la politique, dont les premiers manquent de nouveauté et les seconds de justesse.

Tel était le livre après lequel le docteur Strauss écrivait à un ami ces lignes : « Quod injunctum mihi a numine erat ut profiterer neque homines celarem, professus sum : sermonem quasi meum a primo am usque ad ultimum verbum recitavi… Vixi et quem dederat cursum fortuna peregi. » Quel chemin le hardi théologien avait parcouru depuis cette Vie de Jésus, tout animée encore du souffle hégélien, où il se posait en serviteur, en défenseur, en bienfaiteur du christianisme ! De la « philosophie de l’humanité » il était venu à la ce philosophie de l’univers », d’une doctrine fondée sur la puissance des idées abstraites à un système édifié sur les spéculations de la science positive, et, après avoir absorbé la religion dans la philosophie, il finissait par résoudre la philosophie elle-même dans l’histoire naturelle.

Il est presque inutile de dire que l’Ancienne et la Nouvelle Foi excita dans le public un vif intérêt. Six éditions parurent en six mois. Mais, cette fois encore, la’mauvaise étoile de Strauss voulut que l’impression générale fût bien moins l’admiration que l’étonnement mêlé à la colère. La Vie de Jésus avait eu contre elle les