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matière. Eisenlohr, Baumgarten, Ettinghausen, Thompson et d’autres ne la considèrent que comme l’objet du toucher et du sens musculaire. C’est l’expliquer aussi peu cependant que l’on expliquerait l’esprit en disant qu’il est l’objet d’une perception purement intellectuelle. On ne fait que tourner dans un cercle en définissant la matière l’objet des sens, et les sens les organes par lesquels nous connaissons la matière. S’agit-il de dire ce que c’est que la matière, les hommes pour la plupart ne sont pas plus embarrassés que le cartésien du conte de Voltaire : l’habitant de Sirius lui pose la question, et aussitôt notre philosophe de ramasser une pierre et de lui démontrer gravement que l’essence de la matière est d’être étendue, pondérable et divisible. — Ce sont bien là en effet quelques-unes des qualités de la matière, mais il reste à dire ce qu’elle est elle-même, au fond. »

Il y a cependant une infinité d’hommes qui se déclarent pour ce que l’on appelle le matérialisme. Ils doutent de la réalité de l’esprit. Ils affirment sans hésiter celle de la matière. Ils ne réfléchissent pas que cette matière existe seulement dans notre connaissance et par elle, et qu’en elle-même elle n’est qu’un grand inconnu. Ils ont adopté une théorie, ils sont prêts à la défendre ; ils ne savent seulement pas ce qu’elle signifie.

Si l’on remonte à l’étymologie, le mot matière désigne la force productrice générale, la matrice élémentaire, originelle, dont tout est sorti. À l’entendre rigoureusement, le matérialisme consisterait donc à affirmer que tout ce qui est a un fondement commun, une commune origine. Mais que savons-nous de ce principe unique ? Est-il aveugle ou conscient, nécessité ou capable de se développer librement ? Tant que cette question ne sera pas résolue, il peut indifféremment revêtir les formes diverses d’existence que nous connaissons, et, quel que soit le paradoxe, dans un cadre aussi étendu, le théisme et le panthéisme trouvent à se placer l’un et l’autre. Pour mettre fin à cette incertitude, pour donner un sens précis à la théorie matérialiste, il faut résoudre scientifiquement ce problème : « Qu’est-ce que la matière ? »

On peut suivre dans l’histoire le développement de cette conception de la matière. Elle se lie d’abord à l’expression de la conscience sensible ; mais on s’éloigne peu à peu de ce point de vue pour idéaliser toujours davantage la matière et en amoindrir la réalité, jusqu’à ce qu’un examen critique de la question remette enfin, non plus à la sensibilité, mais à la pensée seule, le soin de déterminer quelle est la nature de ce principe. Pour les représentants les plus autorisés de la philosophie anté-socratique, il est l’élément originel dont tout est formé, où tout se ramène, et il a les qualités que les sens nous font connaître. Avec Démocrite, se montrent déjà quelques soupçons sur la confiance que méritent es sens. Sans la forme qu’ils empruntent à l’intuition sensible, ses atomes ne seraient pas perceptibles. Mais c’est dans l’école des Eléates et dans celle des Sophistes qu’apparaissent une théorie de la pure phénoménalité du monde extérieur, et, dans toute sa franchise, cette