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époques séparées : « celle de l’interjection proprement dite, celle de la démonstration et celle de la désignation attributive ; la première très-pauvre, commençant par la simple émission d’un son presque indéterminé… et aboutissant à l’association syllabique d’une voyelle avec une consonne ; la seconde, employant les syllabes ainsi constituées pour indiquer les objets environnants par un pronom ; la troisième, désignant les choses par des noms spéciaux. » Le sens philosophique de ces réflexions, c’est que le langage, image de la pensée, trahit par la lenteur de ses développements la lenteur correspondante de l’évolution intellectuelle ; c’est que l’homme a subi bien des métamorphoses, et qu’il est désormais impossible d’admettre les conclusions absolues d’une psychologie immobile ; c’est enfin que l’homme n’est qu’un primate perfectionné, qui a peu à peu acquis sa raison comme il a acquis son langage. En un mot, les résultats des recherches de la philologie viendraient appuyer et consolider les hypothèses du darwinisme. — Sans songer à contester la lente formation du langage, qu’il nous soit permis de faire remarquer que, sur ses origines lointaines et obscures, les linguistes de profession sont plus réservés que M. Lefèvre. « Le temps reculé, dit M. Michel Bréal, où les premières racines se sont dégagées de quelques cris involontaires, est hors de la portée de la philologie comparative. » N’est-ce pas implicitement reconnaître que la philologie sage et prudente est impuissante à déchiffrer l’énigme des origines de l’homme ? Sans doute, elle a le droit de conclure à la haute antiquité de l’espèce humaine, révélée par cette multitude de langues qui pullulent depuis des siècles sur la souche commune ; mais elle ne saurait, sans témérité, aller au delà, puisqu’elle est incapable de montrer, de saisir d’une façon positive, puisqu’elle est réduite à conjecturer, le passage, la transition qui aurait conduit l’animal du cri à la parole.

L’appel fait à l’histoire du langage comme à une contre-épreuve de la théorie évolutionniste suppose d’ailleurs démontré le parallélisme parfait de la pensée et du langage. Sur ce point, M. Lefèvre n’hésite pas non plus. Le langage est à ses yeux « la condition absolue de toute « pensée réfléchie et de toute induction raisonnée ». Le langage et la pensée sont inséparables. Soit ; mais est-ce une raison pour que, dans ce couple de termes indissolublement unis, on subordonne l’un à l’autre ? est-ce une raison surtout pour que l’on proclame la dépendance de la pensée et la priorité du langage, faisant du langage la cause créatrice, « le père de la raison, » par une réaction excessive contre ceux qui considéraient exclusivement le mot comme l’effet et l’œuvre de l’idée ? Si l’on ne veut pas avouer que dans la manifestation de la vie intellectuelle la ratio précède et produit l’oratio, qu’on les mette au moins sur le pied de l’égalité, qu’on les associe comme les deux faces inséparables d’une seule et même puissance éminemment propre à l’homme, et qui, selon les expressions de Max Müller, constitue, en face des prétentions darvinistes, « une citadelle imprenable, bâtie, pour les