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lévêque. — l’atomisme grec et la métaphysique

déterminé par Mullach[1]. Il signifie à la lettre : hommes qui se servent d’un cordeau, et cela pour mesurer, pour arpenter. Il y a plus : leur nom se rapproche du vieux terme gaulois arapennis et du mot latin arpendium, d’où nous avons tiré arpent. Démocrite était donc plus habile géomètre que les arpenteurs égyptiens, qui toutefois n’étaient pas de simples mesureurs de terrains, car l’arpentage mène à la levée des plans, celle-ci à la triangulation, et celle-ci à son tour à la trigonométrie. Au reste, Démocrite prend soin d’avertir qu’il les surpassait, ou du moins qu’il n’était pas égalé par eux, dans la construction des figures et dans la démonstration. Il s’agit donc bien ici d’une science déjà avancée et déjà armée de sa théorie et de ses méthodes déductives. Cicéron n’a pas cru trop dire, et il semble n’avoir pas trop dit, lorsqu’il a qualifié Démocrite de maître en géométrie[2].

III


Voilà ce que nous apprennent les témoignages extérieurs sur le caractère prédominant de la méthode de Démocrite. Pénétrons maintenant dans l’intérieur de la doctrine, afin d’y surprendre, s’il se peut, en flagrant délit, les procédés dont il s’est servi, sciemment ou non, pour construire son système.

En lisant certains passages d’Aristote, on incline à penser que Démocrite a presque inauguré l’emploi de la méthode d’observation, ou tout au moins que Leucippe et lui y avaient habituellement recours, tandis que, au contraire, ils n’auraient suivi que par exception les voies du raisonnement déductif. Dans un premier endroit de son traité sur la Génération et la Corruption, Aristote, opposant les atomistes à Platon et aux Platoniciens, s’exprime ainsi : « La cause qui a fait que ces philosophes (Platon et son école) ont aperçu moins bien que d’autres les phénomènes sur lesquels tout le monde est d’accord, c’est le défaut d’observation (ἀπειρία). Au contraire, ceux qui ont donné davantage à l’examen de la nature (ὅσοι ἐνῳκήκασι μᾶλλον ἐν τοῖς φυσικοῖς) sont mieux en état de découvrir ces principes, qui peuvent s’étendre ensuite à un si grand nombre de faits. Mais ceux qui, se perdant dans des théories compliquées, n’observent pas les faits réels (ἀθεώρητοι τῶν ὑπαρχόντων ὄντες), n’ont les yeux fixés que sur un petit nombre de phénomènes, et ils se prononcent plus aisément. C’est ici qu’on peut bien voir toute la différence qui sépare

  1. Mullach, ouvrage cité, page 4, note 11e.
  2. Cicéron, de Finibus, liv. I, ch. vi, § 20.