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lévêque. — l’atomisme grec et la métaphysique

et leur reproduction au hasard, et que la cause qui les engendre est ou la nature, ou l’intelligence, ou tel autre principe non moins relevé, attendu que la première chose venue ne naît pas fortuitement d’un germe quelconque, mais que de tel germe c’est un olivier qui sort, tandis que de tel autre c’est un homme ; et, en même temps, on ose prétendre que le ciel et les choses les plus divines parmi les phénomènes visibles sont le produit spontané du hasard, et que leur cause n’est pas du tout analogue à celle qui produit les animaux et les plantes[1]. » — J’ai dû citer en entier ce curieux passage. Il nous apprend que, pour les atomistes, le domaine du hasard s’arrêtait aux confins de la vie, et qu’ici régnait une cause nouvelle et différente, laquelle, d’après Aristote, était appelée par eux tantôt la nature, tantôt même l’intelligence. Mais, lorsqu’ils ne parlaient que delà naissance des choses, sans distinguer les êtres vivants de ceux qui ne le sont pas, le hasard signifiait à leurs yeux un principe sur la nature duquel on ne doit pas se méprendre et dont l’existence était par eux posée comme un pur axiome.

Ce principe, en effet, ils l’appelaient la raison, et l’axiome qui l’affirme était ainsi conçu et exprimé : « Aucune chose ne naît à l’aventure, mais tout naît en vertu de la raison et de la nécessité. » « Οὐδὲν χρῆμα μάτην γίνεται, ἀλλὰ πάντα ἐϰ λόγου τε ϰαὶ ὑπ’ ἀνάγϰης[2]. » Stobée, qui cite ces remarquables paroles, dit qu’elles sont de Leucippe, dans son ouvrage Περὶ Νοῦ. Il est plus que vraisemblable qu’elles sont de Démocrite, qui avait effectivement composé un traité sur l’Intelligence. La plupart des critiques modernes, notamment Mullach[3] et M. Ed. Zeller[4], partagent cette opinion. Et ce détail n’est point insignifiant ; car l’énergique précision et la profondeur de cette sentence marquent un degré de maturité dans la pensée qui répond mieux au temps et au génie de Démocrite. De plus, la façon dont Stobée annonce sa citation : λέγει γὰρ ἐν τῷ περὶ Νοῦ, prouve qu’il copie textuellement, et que les mots : πάντα ἐϰ λόγου, ne sont pas apocryphes. Voilà donc que, selon Démocrite, tout arrivait à l’existence en vertu de la raison. Comment concilier ce texte avec le passage d’Aristote où il est dit que, d’après les atomistes, c’est le hasard, le fortuit, le spontané fortuitement agissant, τὸ αὐτόματον, qui a produit le mouvement initiai des atomes ? M. Ed. Zeller donne de cette apparente contradiction une solution qui paraîtra peut-être hardie, mais que je tiens pour absolument juste. « Aristote, dit

  1. Arist., Physiq., liv. II, ch. iv, § 7 : Didot, p. 265.
  2. Stob., Eclog. phys., p. 160.
  3. Mullach, ouv. cité, p. 357.
  4. Die Philosophie der Griechen, t.1er , 4e  édit., p. 789, note 3.