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lévêque. — l’atomisme grec et la métaphysique

σώματος[1]. De telle sorte que l’on a pu croire et dire que les atomistes confondaient la pensée et la sensation, qu’ils n’en faisaient qu’une seule et même chose. Sans les nommer, Aristote les désigne à coup sûr dans une page du Traité de l’âme. « Les anciens, dit-il, n’ont pas hésité à croire que penser et sentir, c’était tout un (ταὐτὸν εἶναί φασιν)… Ainsi tous ont supposé que la pensée est corporelle comme l’est la sensation, et que le semblable sentait et comprenait le semblable, ainsi que nous l’avons dit au début de ce traité[2]. »

La conséquence la plus immédiate et la plus frappante de cette théorie de la connaissance, c’est que la valeur logique de la sensation doit être rigoureusement égale à celle de la pensée ou de la raison. Semblables par l’essence, il faut qu’elles le soient par la qualité : si l’une est vraie, l’autre l’est ; si l’une est fausse, l’autre le sera. Démocrite et son maître avaient-ils aperçu cette conséquence de leur doctrine, l’avaient-ils tirée, l’avaient-ils acceptée ? Aristote l’affirme ; voici en quels termes : « Comme, dans son système, la sensation enveloppe la pensée, et que la sensation est un changement, ce qui apparaît à la sensation, nécessairement Démocrite le déclare vrai[3]. » Afin d’éclaircir autant que possible le sens de ces lignes, je les paraphrase de la façon suivante : Comme, dans sa théorie, la sensation enveloppe la pensée, et que la sensation est comme la pensée un changement de disposition atomique dans l’âme-corps, il en résulte que Démocrite est forcé de conclure que la sensation est vraie comme la pensée.

Accepté tel que le voilà, ce texte aurait une portée considérable. Il n’irait à rien moins qu’à identifier la pensée avec la sensation, et à reconnaître dans celle-ci la mesure de la vérité en toute chose, c’est-à-dire la théorie sophistique de Protagoras. Il y a donc lieu d’examiner cette déclaration d’Aristote avec la plus défiante attention.

Aristote expose et juge les idées, les opinions de ses prédécesseurs. Il est rare qu’il les expose sans les discuter et les juger. Habituellement, il les juge encore plus qu’il ne les expose, et souvent, très-souvent, il les accable sous le poids de leurs conséquences ou des conséquences que lui, Aristote, croit avoir le droit d’en déduire. Je l’ai accordé plus haut, ce procédé de critique est légitime, mais à la condition expresse de reproduire littéralement la doctrine particulière, personnelle de l’auteur que l’on réfute, et de mettre par là le lecteur

  1. Arist., de l’Âme, livre III, ch. iii, § 1, Ed. Trendelenburg, p. 82. Trad. de M. Barth. Saint-Hilaire, p. 276.
  2. Stob. Florileg., édit. Mein. IV, 233.
  3. Arist., Métaph., livre IV, ch. v. Ed. Brandis, p. 77.