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lévêque. — l’atomisme grec et la métaphysique

Déraocrite, frappé du caractère subjectif et variable de nos sensations, et ayant, en observateur de génie, et le premier peut-être, signalé ce caractère, tente de rompre avec la perception sensible, celle-ci fait comme la raison lorsqu’on essaye de l’évincer : elle revient, rentre chez elle et reprend au moins une partie de ses droits. De là les tourments de Démocrite, et ses gémissements, et çà et là de sa part des paroles désespérées. Il y a donc des moments où l’on dirait que, de guerre lasse, il cède aux exigences de la perception sensible. Alors, que lui accorde-t-il ?

Quelque chose, sans doute ; peu de chose néanmoins. Il ne prend guère les sensations que comme un point de départ. Elles cachent, dit-il, la connaissance vraie. Ce n’est qu’un voile qu’il faut se hâter de déchirer. Ce voile, cependant, en même temps qu’il cache la vérité rationnelle, avertit qu’il cache ce que l’esprit doit découvrir, et par là éveille l’esprit et met en branle ce que Démocrite nomme la faculté plus subtile. Il arrive même à la sensation de révéler à Leucippe et à Démocrite telle réalité évidente, par exemple le mouvement.

Soit, mais il importe ici de considérer ce qui est chez Démocrite comme l’habitude de son intelligence. « Il fault, — dit Montaigne, — pour juger bien à poinct d’un homme, principalement contreroller ses actions communes, et le surprendre en son à tous les iours. » — Or, quoiqu’il ne soit pas facile, après la perte de ses ouvrages, de surprendre Démocrite dans son « à tous les jours », les textes qui ont échappé au temps laissent assez voir de quel côté il penche toujours et tombe le plus souvent. La connaissance sensible lui est un point d’appui, mais il ne s’en sert que pour s’élancer aussitôt aux notions rationnelles. Et dès qu’il a posé ces notions comme seules vraies, ce sont autant de cadres dans lesquels la réalité rentre de gré ou de force. Le monde que les yeux de Démocrite ont vu est formé d’éléments invisibles. Les corps qui ont frappé ses sens reposent sur un fond de réalité qui n’a rien de sensible. La matière étendue que ses mains ont touchée n’est qu’un agrégat de particules aussi peu étendues que possible, dépouillées de toutes les propriétés de la matière, ne gardant que ce qu’il leur faut de solidité pour s’entrechoquer mutuellement et se résister les unes aux autres ; à ce point que leur résistance se comprend aussi bien de nos jours comme un antagonisme de forces immatérielles que comme un effet de deux solidités étendues qui se rencontrent et se repoussent.

Ainsi, tantôt Démocrite supprime, ἀναρεῖ, comme dit Sextus, les choses sensibles et la valeur de la connaissance sensible ; — tantôt il admet la connaissance sensible, mais à titre de pure apparence, et