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j. sully. — le pessimisme et la poésie

poëte dans ces instants sombres, pensant, avec Keats, que le principal but de la poésie consiste <c à être une amie qui adoucit les chagrins et élève les pensées de l’homme. »

Mais nous avons aussi souvent recours au poëte à cause du message qui vient directement de son cœur au nôtre. Et quand nous allons à lui, ne sommes-nous pas entraînés par une excitation plus forte que si, en un moment de bonheur tranquille, nous prenons un volume différent, uniquement pour entendre une seconde voix répéter notre murmure de joyeux contentement ? Nous pensons que le lecteur reconnaîtra la vérité de cette assertion. En tant que les poètes sont recherchés, pour ainsi dire, comme des sources de sympathie, Il semble assez certain que nous les apprécions davantage dans le chagrin que dans le contentement. C’est cette circonstance qui contribue à donner une si haute valeur poétique aux lamentations pessimistes. Que ce soit un poëte de profession comme Heine, ou un écrivain comme Schopenhauer qui, sous le manteau de la prose, cache tant de vraie poésie, ces chants plaintifs nous attirent plus puissamment que ne pourraient le faire des concerts de louange.

La raison de ce phénomène semble être que la satisfaction d’accorder et de recevoir de la sympathie ainsi que le sentiment de la fraternité humaine sont plus complets et plus intenses, si les émotions partagées sont pénibles que si elles sont agréables. Le simple acte d’exprimer la pitié semble produire un plaisir plus vif que celui de présenter des félicitations, et entendre des paroles de condoléance occasionne un frémissement agréable que de simples congratulations ne sont pas capables de produire. Ainsi il arrive que nous éprouvons un sentiment plus profond et plus intense de fraternité après avoir partagé les mêmes douleurs qu’après avoir partagé les mêmes joies. On peut se demander pourquoi nous attachons ce prix particulier au sentiment de fraternité dans le chagrin.

Nous avons déjà fait allusion à une tendance organique spéciale qui nous pousse à manifester extérieurement notre douleur plutôt que notre plaisir, à nous plaindre plutôt qu’à louer et à nous réjouir. Il semble raisonnable de supposer qu’en corrélation avec cette tendance il y a des dispositions organiques spéciales à répondre aux signes de la souffrance d’autrui par des expressions de sympathie et de pitié[1], et que, d’un autre côté, ces dispositions se rattachent à un désir organique spécial d’obtenir ces signes de pitié de la part des autres. En d’autres termes, on peut supposer que le frémisse-

  1. La pitié n’est pas absolument identique à la sympathie pour la souffrance, mais il est inutile de les distinguer ici.